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Shqipëria

Galaxie Albanie

 

 

                                                                                                          Par Rached Trimèche

 

 

Tirana.  (Mai 1988), Trois, deux, un, zéro !!! Le film albanais se déclenche. La pellicule ne semble saisir qu’un temps mort. Point d’action. C’est peut-être la première impression que l’on a de l’Albanie, celle du décor d’un film qui attend ses acteurs pour bouger...

A  voir ces larges et belles avenues offertes au roi-piéton, à voir ces milliers de bicyclettes noires, ces chars à bœufs ancestraux et ce bus chinois âgé de près de trente ans, trottinant et haletant, freiné du reste par un signal routier limitant la vitesse à 25 km à l’heure, on retombe dans ce décor de film d’une Europe au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, également à une Europe rurale du siècle passé. A part ce « choc-photo » à 70 km de l’Italie voisine, séparée par un bras de l’Adriatique, on est vite pris à la gorge par trois autres constatations.

Unique pays athée du monde, l’Albanie se veut autarcique et se veut surtout sans lien aucun avec les dites puissances mondiales. Le Marxisme pur et dur habille les derniers fidèles de Staline à Tirana, pour faire vivre à douze ans de l’an 2000, trois millions d’Albanais dans un cocon qui ne pourra résister longtemps aux érosions voisines.

 

Une heure trente de vol suffisent à nos trente-six Cigévistes, lovés dans un petit Fooker, pour franchir la distance qui sépare Zurich de Tirana. Le pays des aigles est là, sous nos yeux. Un aéroport vétuste rappelle certaines petites îles grecques voisines. De vieux Mig narguent les voyageurs du jour. Seules les compagnies aériennes de Bulgarie, Roumanie, Yougoslavie, Grèce, Suisse et Italie ont en principe le droit d’atterrir dans cette insolite aéroport.

Des pavés hexagonaux de couleur grise nous mènent vers un petit jardin bordé de hauts palmiers et de lauriers rouges. Ce charme bascule bien vite en fin de course, dans la salle d’attente de l’aéroport. De vieux sièges en skaï vert (des années 50) sont entourés de pots de confiture convertis en pots de fleurs, tout en préservant le nom de la défunte confiture. Des serveuses en jupes noires et en blouses blanches on ne peut plus austères ajoutent une image lugubre à notre salon.

 

Cinq responsables d’ALBTURIST nous abreuvent de sourires et de formulaires à remplir. Et passent les heures et passe le temps. Il faut inventorier les bijoux de ces dames et les sous de ces messieurs...

 

« Fale minderi !» nous lance notre nouveau guide Zadig (rapidement surnommé Zdig par le groupe), volontaire désigné et « ange gardien » du CIGV en Albanie. « Fale Minderi » ou merci d’avoir accepté de se mettre en file indienne, formulaire rempli en main gauche et main droite prête à dénicher la valise qui vous attend. Non, tout n’est pas aussi simple ! La police albanaise nous demande avec son « sourire polyglotte » de quitter la salle d’attente deux par deux, toutes les cinq minutes... Mon tour finit par arriver pour me voir en fin de course ouvrant ma valise devant un douanier courtois qui a déjà entreposé sur une grande table une dizaine de revues, une dizaine de livres et certains objets insolites comme un briquet jaune... Mes vingt numéros d’Astrolabe appellent le secours des autres douaniers pour chercher le moindre centimètre carré pornographique ou « politico-albanique ».

La vraie surprise nous attend après la douane devant notre bus. Imaginez tout un aéroport n’ayant dans son parking qu’un seul bus et une Peugeot dite appartenir au Gouvernement. Imaginez voir passer un char à bœuf pareil à celui de l’île de SARK au large de Jersey ou à la lointaine île de la Digue des Seychelles. Imaginez deux Albanais au teint basané, cravachant leurs bœufs ancestraux et vous comprendrez que vous êtes sue une galaxie paradisiaque où l’automobile privée n’existe pas.

Mon quatre vingt onzième pays s’annonce fort riche en nouveautés. Où se situe donc ce curieux pays ?

 

SHQIPERIA

 

Sur une superficie comparable à celle de la Belgique soit sur vingt neuf mille kilomètres carrés vivent quelques trois millions d’Albanais. Enclavés entre la Yougoslavie au nord, la Grèce au sud et la mer Adriatique à l’ouest, émerge le pays le plus élevé d’Europe. Ici la montagne qui englobe près de 70% de la surface du pays lui donne une altitude moyenne de sept cents mètres. Au cœur des Balkans vit aujourd’hui le pays le plus fermé au monde.

 

Quelle est donc l’histoire de ce pays ?

En occupant une partie de l’Illyrie en 1271 Charles d’Anjou nomme ce territoire Albanum. C’est ainsi que naquirent les Albanais dont les ancêtres Illeriens avaient déjà profondément  assimilés, deux mille cent ans avant Jésus Christ, la culture grecque.

Ce peuple indo-européen subit par la suite des invasions, des Wisigoths aux Ottomans en passant par les Slaves.

 

Un petit enfant de trois ans, Georges (Skander), fut enlevé un soir de l’année 1446 par les Ottomans. Pendant vingt ans, Skander grandit en Turquie, se cultive et se forge un caractère qui lui vaudra rapidement le surnom de Beg (ou Bey) par le Pacha de Byzance en l’honneur d’Alexandre le Grand.

 

Skanderbeg est né. Le héros national albanais quitte le territoire ottoman, rentre en territoire albanais (Shqipëria) et s’installe à Kruje (« fontaine » en albanais) dont il fait une véritable forteresse. Vingt cinq batailles contre les Turcs et vingt quatre victoires, tel est le palmarès de cet homme fort, moustachu et altier qui mourut en 1468. La domination ottomane subsista pourtant jusqu’à l’indépendance du pays le 28 novembre 1912. Toutefois, Georges Kastriot alias Skanderbeg avait déjà sur sa bannière un aigle noir à deux têtes, devenu aujourd’hui le drapeau de l’Albanie. Aigle qui prononce l’union de deux principautés du nord et du sud de l’Albanie.

Mais nous sommes déjà au seuil de la première guerre mondiale qui attira en Albanie les Serbes, les Grecs, les Italiens et les Français. Au lendemain du jour de Noël 1920, c’est au tour de la Société des Nations, de proclamer l’Albanie enfin indépendante. Une seconde indépendance.

Cinq ans plus tard, un grand propriétaire terrien, fils d’un Pacha voisin et ami des Italiens et des Serbes, Ahmed Bey Zogolt s’empare du pouvoir et proclame la République. Trois ans plus tard, en 1928, il change d’avis et se proclame Zog 1er. Les mauvaises langues diront que, de mèche avec le fasciste Mussolini, Zog demanda un jour à ses soldats d’entreposer leurs armes... Ce même jour, le Roi Zog chargé de trésor et entouré des membres de sa famille part en exil en 1939. Les fascistes italiens annexent ainsi l’Albanie, pendant cinq ans. Les nazis allemands ne perdent point de temps et prennent rapidement la relève des fascistes italiens.

Un jeune professeur de français au lycée de Korca, membre du parti communiste albanais avait pris le maquis avec toute sa classe pour résister à ce dernier envahisseur. Ce chef habile et ingénieux n’est autre que Enver Hoxha (prononcer Hodja), dont les fidèles élèves furent de fidèles ministres pendant près de trente ans. C’est par une fraîche matinée de novembre 1944 que le pays découvre sa liberté en nommant deux ans plus tard  Enver Hoxha Président de la  République Populaire d’Albanie. Trente ans plus tard, en 1986, c’est au tour de Ramiz Alia, ancien Secrétaire du Parti, de s’incruster prudemment dans la coquille du « Petit père des peuples »   

 

Staline

 

Staline restera pour ce pays, le guide éclairé et le « Petit Père des Peuples » bien aimé. Sa statue à Tirana et ses nombreux portraits en témoignent encore aujourd’hui. Portraits qui ont pourtant disparu de presque toutes les villes du monde socialiste.

Mais comment expliquer qu’à partir d’une Démocratie Populaire, inspirée de celle de la Hongrie ou de la Roumanie par exemple, l’Albanie de 1988 continue à idéaliser Staline devenu pourtant cette même année le bouc émissaire de Gorbatchev en URSS ?

Qui est donc ce Staline dont l’Albanie est si fière ?          

Ce superbe moustachu de Géorgie, alias Vissarionovitch Djougatchvili (1879-1953), passa du poste de rédacteur à la Pravda, à celui de Secrétaire Général du Parti Communiste Soviétique en 1922. Il affirme son autorité deux ans plus tard à la mort de Lénine, puis en éliminant Trotski en 1927, tout comme Zinoviev qui l’a aidé à éliminer Trotski, sans oublier bien sûr les Bolcheviks de droite et Boukharine en 1929. Ce maréchal dictateur gouverna en maître absolu en exécutant ou exilant tout opposant.

 

Jean-François Kahn ne vient-il pas de rappeler dans un éditorial, l’étrange post-déstinée de Staline... Trente cinq ans après sa mort le dictateur russe se trouve au centre d’un débat qui agite l’Univers Soviétique.

Bien que Brecht, Neruda, Aragon, P. Eluard ou Garcia Marquez furent staliniens, il n’empêche que Staline dévoilé ne peut cacher son côté sanguinaire et dictatorial.

 

L’ISOLEMENT

 

Comment comprendre et concevoir que trois millions d’Albanais font aujourd’hui de leurs quelques 250 000 casemates, véritables champignons de bétons ou mini-bunkers, leurs églises préférées ? 

Comment comprendre que ce peuple vit encore sous la hantise d’une éventuelle conquête ou invasion par les Yougoslaves au nord (formant le onzième Etat de la Yougoslavie) et par les Grecs au sud par exemple ? Comment se fait-il que ce peuple, qui marche si pensif et silencieux au centre des larges chaussées de Tirana soit si conditionné (Pavlov), si endigué et si policé ? Comment se fait-il enfin que le mot d’ordre général d’Albanie n’est autre que : « Compter sur ses propres forces sans aucune aide extérieure tout en stipulant aux dirigeants politiques qu’ils ne sont nullement habilités à signer une capitulation ou à dégager en fin d’exercice comptable une balance de paiement déséquilibrée ».

L’explication est toute simple.

A l’aube de son avènement Enver Hoxha hérite en 1946 d’un état médiéval avec une population à 80% analphabète (au cœur de l’Europe), d’une industrie tout à fait précaire et ancestrale et surtout d’un peuple traumatisé par tant de siècles de brimades et d’occupations. L’homme que l’Albanie a eu la chance d’avoir comme guide et père, Enver Hoxha, est aujourd’hui "plus vivant que mort", trois ans après son décès. Son ombre et sa parole habillent les rouages de toute la Nation. Au sommet d’une colline toute de silence vêtue et de laurier-rouge garnie, sommeille le "Petit Père des Peuples" Envers Hoxha. Sur du beau granite rouge est simplement gravé son nom en doré, encadré d’épis de blé. Deux soldats, presque de plomb, fixent silencieusement un petit drapeau albanais.

Enver Hoxha, pur marxiste-léniniste et néanmoins stalinien émérite, vivra sous la tutelle du PC de Tito jusqu’en 1948. Mais voilà que le KOMINFORM de Moscou vient de bannir Tito, ce qui permet alors aux Albanais de se détacher de la Yougoslavie. Le nouvel allié soviétique est envahissant. En 1960, Enver Hoxha saisit le prétexte de voir Krouchtchev dénonçant l’ami Staline, pour rompre ses relations avec l’URSS. Le choix d’amis se fait de plus en plus rare. Plus qu’un probable allié communiste à envisager : la Chine.

 

Les Chinois arrivent sur la pointe des pieds et finissent par creuser canaux, construire usines et fournir le pays en camions verts et muselés (la majorité du parc automobile actuel). C’est le temps des médecins aux pieds nus vaccinant les montagnards des Balkans et le temps de l’implantation du mythe des bicyclettes chinoises. Ces intrépides Chinois poussent leur introduction jusqu’à proposer certaines libertés sociales aux Albanaises. Bref, il ne manquait plus que le petit livre rouge.

Voilà que ‘’Monsieur Watergate’’, Richard Nixon, Président des Etats-Unis d’Amérique se rend à Pékin. Ô rage ! Ô damnation le prétexte est trouvé. Les Chinois trahissent les Albanais avec un de leur trois plus grands ennemis (USA, Israël, et URSS). L’Albanie rompt cette fois ses relations diplomatiques avec la Chine.

 

Acculé au dos de ses montagnes, Enver Hoxha, isolé du monde entier et démuni de toute aide étrangère, seul contre le monde, ne peut que clamer : « Bâtir le socialisme, une pioche dans une main et le fusil dans l’autre ». C’est la mobilisation à la production avec trois équipes de travail par jour, qui font marcher une ancestrale agriculture et une archaïque industrie 24 heures sur 24 au régime de 48 heures de travail par semaine. Le fier Albanais vous dira que dans son pays « il n’y a pas 8 heures de travail ». La République Populaire Socialiste d’Albanie est l’Etat de la dictature du prolétariat qui exprime et défend les intérêts de tous les travailleurs. La R.P.S d’Albanie repose surtout sur le P.T.A ou Parti du Travail d’Albanie, unique force politique de l’Etat, imprimée de l’idéologie du marxisme-léninisme.

 

C’est ainsi que l’on pense, au pays des aigles, assurer la victoire définitive du socialisme sur le capitalisme. Pour un visiteur tout cela n’est certes qu’une "vue de l’esprit ". Pour un "consommateur", cette même vue de l’esprit devient endoctrinement et réalité. Pour un futurologue, c’est la croisée des chemins.

 

L’ALBANAIS DES CHAMPS          

 

Partant de zéro ou presque (en 1946), les résultats sont rapides : filles et garçons albanais partent tôt le matin sous le drapeau de l’Aigle à deux têtes construire à la force du bras le premier chemin de fer du pays. Ce n’est que depuis 1986 que ce précieux chemin de fer relie ce pays fermé à la Yougoslavie voisine, l’Albanie est désenclavée de Pitrograd à Skodra.

 

La construction de ce chemin de fer, fut longue et scabreuse. Telle jeune fille aux longs cheveux noués par un fichu blanc, tomba un jour dans un ravin. L’ouvrière devint rapidement héroïne et le père de la défunte prit sa place sur le chantier.

Le pays qui n’était doté que de deux heures d’électricité par jour est aujourd’hui totalement électrifié.

Les deux hôpitaux de 1940, cèdent aujourd’hui la place à des centaines d’unités médicales et à un médecin pour cinq cents habitants. Ayant décidé qu’il n’y avait ni chômage, ni inflation en Albanie, le citoyen polyvalent travaille aussi bien dans l’industrie que dans l’agriculture. La réforme agraire engendre aujourd’hui des coopératives agricoles et des fermes d’Etat. Ces fermes de plus de 4000 hectares fonctionnent avec plus de 10 000 personnes à qui le gouvernement garanti 90% de leur revenu quelles que soient les récoltes, contrairement aux coopératives où l’agriculteur n’est assuré que de 60% de son salaire.

Je suis encore frappé par cette image de derricks innombrables qui tirent le pétrole du sol albanais, comme au Texas au début du siècle.

Dans ces champs, je suis surtout subjugué par le nombre de personnes (tout au long de notre route) qui travaillent tête baissée sous le soleil. Chaque pelle est sertie d’une équerre supérieure qui permet à l’ouvrier agricole de mieux enfoncer cette pelle dans le sol albanais.

Durant tout mon séjour, j’ai vu des centaines de "fourmis humaines" planter des choux, des tomates, veiller des pommes de terre, du coton et des petits pois et soigner une délicate feuille de tabac qui en évitera l’importation. Tous les marécages d’Albanie, foyers pernicieux de moustiques anophèles, porteurs de malaria, ne sont plus aujourd’hui que champs fertiles, favorisés et baignés par une très clémente pluviométrie, de 1 500 mm d’eau par an.

Certes avec un pareil taux d’occupation il serait difficile de trouver un seul chômeur en Albanie. Mais à douze ans de l’an 2000, une seule machine ferait le travail de 30 paysans qui ne font aucune différence entre travail, rendement et rentabilité.

Pourtant Enver Hoxha a ouvert depuis longtemps la porte des écoles à tous les citoyens du pays. Même les personnes du troisième âge sont fières et heureuses de fréquenter les cours du soir, dits de recyclage. Et comme pour les hôpitaux, la scolarité est quasi gratuite, ce qui rappelle une autre anecdote : une généreuse personne de notre groupe Cigéviste voulait offrir, par l’intermédiaire de Zdig, notre guide, une dizaine de kilos de médicaments pour maladies cardiaques... La honte ! L’Albanais ne sacrifie rien pour la santé, il a tous les médicaments qu’il faut et il ira les chercher même au Katmandou s’il le faut. La fierté légendaire de l’Albanais doublée d’un endoctrinement savant refusera ces médicaments ô ! combien nécessaire, qu’une autre personne est venue réclamer d’une façon discrète et top secret...

En quittant, cet après-midi, notre hôtel Tirana d’Albturist je me faufile derrière la grande place Skanderbeg. Une très modeste villa de style grec termine cette ruelle. Nous sommes bien au niveau du bas de la botte italienne et le climat méditerranéen est clément. Un peu effrayé, ce quinquagénaire albanais assis au seuil de sa porte réalise lentement qu’il m’a déjà autorisé à visiter le jardin de sa demeure. Un patio romantique couvert par une superbe vigne ombrage ce décor. Le café n’est point servi. La sortie est rapide mais très aimable avec l’espoir que personne ne suivait cet étranger. Plus loin, sur une grande avenue c’est le spectacle d’un face à face historique. Des deux côtés de la chaussée, le père Staline tout de bronze vêtu regarde dans les yeux le vieux Lénine moulé dans sa gravité sculpturale.

 

LE LEK

 

Pour ce pays égalitaire où tout le monde est censé vivre de la même façon, le sein nourricier reste le Lek, monnaie nationale qui équivaut à environ 1$ US pour 7 Leks.

On prendra soin de nous faire croire que les plus hauts salaires de l’Etat ne sont que le double du SMIG... En 1988, l’écart a sûrement dû augmenter. Toutefois les salaires varient de 550 à 1100 Leks par mois.

Il est vrai également que le 30e du salaire suffira à payer le logement socialiste. L’Etat garanti effectivement toit, santé, éducation et travail pour tous.

L’Albanais devra pourtant débourser une moyenne de 125 Leks (le 1/5e d’un salaire moyen) pour une paire de chaussures, 12 Leks pour un simple repas de pseudo-bistrot, 10 Leks pour 1 litre d’huile d’olive et 600 Leks pour un tailleur de dame ou un vélo noir sans phares et pourra enfin veiller devant sa télé à 1000 Leks avec une bouteille de vin Merlot (d’un bon cépage) à 5 Leks ou avec une bouteille d’eau minérale Gazuar à 1 Lek.

Point de contribuables en Albanie puisque l’impôt n’existe pas. Mais on ne vous parlera jamais de l’impôt indirect payé par l’Albanais qui travaille souvent 48 heures par semaine et qui a droit à 15 jours de congé par an. Si par fortune, notre citoyen Albanais était enseignant par exemple, il devra employer le reste de son congé dans une ferme agricole, ou s’il manie bien les langues étrangères comme "guide – ange-gardien" des rarissimes "invités touristes" du pays.

En touriste, on a eu le plaisir de visiter la Forteresse de Berat qui me fait penser à Izmir de Turquie ou Dubrovnik la Yougoslave. C’est, par contre, un petit Ephes de Turquie que l’on trouve à Apollonise avec joie. Ce matin là, en allant vers ces ruines, nous rencontrons une centaine de jeunes Albanais accroupis sous une grosse lampe allumée, suspendue à un olivier, à l’écoute d’un brave fonctionnaire, costumé et cravaté qui inculque à la jeunesse le génie du marxisme. Tout de gris vêtu, du haut de sa tribune improvisée, l’orateur, contrairement à es adeptes, continue à fixer la lampe et débite sa litanie.

Par une chaleur torride, nous visiterons ces ruines montagnardes dont 95 % sont encore ensevelies sous la montagne. En 588 avant J.C., Apollonia était déjà une ville commerciale de 40 000 habitants vivant sur un espace de 147 hectares.

 

POINTS D’AUTOS

 

Curieux pays de fin du XXe siècle à quelques encablures des luxurieux hôtels grecs de Corfou par exemple qui se payent le luxe de se priver de voitures.

A ma question : « pourquoi n’avez-vous pas de voitures privées ? » on me répond : « mais à quoi sert une voiture ? ». Cette réponse presque naïve et endoctrinée signifie pour l’Albanais que certains bus publics d’après-guerre suffisent au ramassage des ouvriers.

Je revois encore, à la gare de Durres, ces vieilles locomotives astiquées et ces milliers de voyageurs, se poussant au coude à coude. Je revois encore ces carrioles à chevaux et ces chars à bœufs ancestraux où le "conducteur" est protégé par une plaque verticale, en bois ou métallique, qui lui donne l’impression de conduire une limousine. Et une pieuse pensée à ce déménageur musclé de Durres, qui enveloppa son téléviseur, d’un long et solide drap blanc. Ceinturé par ce drap, porté à dos d’homme..."By foot".

Je revois surtout ces milliers et milliers de vélos très souvent noirs sans phare aucun (pourquoi ?) qui restent les rois des chaussées. Mais je revois surtout ces passants au type slave et pourtant basané, ces Albanaises au pantalon fuseau, recouvert d’une longue jupe et coiffées d’un sordide foulard d’où émerge une timide queue de cheval.

Des piétons qui font tout pour être au centre de ces belles et larges avenues où les hommes se promènent silencieusement la main dans la main... je me souviens enfin de notre bus allemand moderne et ses 36 Cigévistes franchissant les montagnes albanaises à 50 km/h, soit le double de la vitesse permise, qui est rappelée par d’innombrables panneaux de signalisation de vitesse, limitée à 25 km/h. Mais le drame de notre bus était de s’arrêter souvent derrière un vieux camion chinois qui s’est immobilisé au milieu de la chaussée pour permettre au chauffeur de faire tranquillement la causette, ou derrière un « magique » troupeau de vaches ou encore de freiner brusquement devant ce vieux monsieur au couvre-chef (chéchia) tout blanc qui a décidé soudain de traverser la rue en oubliant tout instinct de conservation. Malgré les plaques de limitation de vitesse à 15 et 25 Km à l’heure, on note de nombreux accidents mortels tous les jours. Dans cet angle de rue de Durres, une grande pancarte noire appelée ‘’Perkudtimore’’ ou faire-part de décès, annonce les funérailles, ce 29 mai, d’un jeune cycliste de 15 ans écrasé par un bus roulant à grande vitesse.

Seul le Gouvernement aura droit à quelques belles Mercedes 280 SE ou BMW 525 i. Albturist aura également quelques voitures pour ses invités et quelques dizaines de taxis formeront enfin l’ensemble du parc automobile du pays.

Je ne peux m’empêcher de revoir, face à la gare de Durres, cet immense taxi bleu, âgé de plus de 40 ans, avec la portière tenue au socle de la voiture, par un gros cadenas jaune.

Durres, ville portuaire, un Deauville des années 30, riche de 5 hôtels rococos qui logent 1500 « touristes invités ». L’hôtel Adriatique, sinistre et désuet, donne sur une plage de sable blanc-gris. Un incroyable tracteur traîne 4 rangées de charrues métalliques, tenues par un socle longitudinal auquel est arquebouté un ingénieux mécanicien qui sait donner la rotation adéquate à cette machine qui remue le sable. C’est cette même ville d’Adriatique, au vieux phare puissant, qui fit appeler l’Albanie, en arabe « Bar Enadhour » ou pays phare.

 

REPUBLIQUE ATHEE

 

En 1967, l’Albanie s’est officiellement proclamée «  Premier Etat athée du monde ». Toutes les institutions religieuses (musulmanes, catholiques et orthodoxes) ont été fermées et souvent détruites. Ainsi en a décidé Enver Hoxha, qui ne veut d’aucun « opium des peuples » de l’Espagne d’antan par exemple. L’Albanie qui a longuement subi le joug ottoman était en majorité musulmane. Mais les Grecs et les Romains ont laissé de profondes traces catholiques.

J’ai vu avec désolation et de loin la grande mosquée de Tirana (70% du pays était musulman en 1945) aux portes verrouillées depuis 20 ans. Avec la même désolation j’ai visité la splendide ville de Petra où des icônes du XVe siècle au ‘’rouge albanais’’ se meurent sous de mystiques dorures gravées à 9 cm de profondeur. La religion est en effet interdite depuis

1967 dans le cadre d’une campagne « contre la survivance des coutumes périmées ».

De la religion en Albanie il ne reste plus que certains monastères transformés en écoles et un vague souvenir ou atavisme qui vous est interdit. Je revois encore cette vieille dame de lointaine origine syrienne, au foulard bleu et aux yeux éteints et délavés, qui échange rapidement avec nous un rapide "Allah Akbar" et se sauve furtivement pour nous dire qu’elle fut musulmane mais qu’il ne faut surtout pas le dire...

 

LE TOURISME

 

Le tourisme est un mot pratiquement inexistant en Albanie qui vient toutefois d’entrouvrir ses frontières en 1965 aux étrangers. Si l’Espagne ou l’Italie reçoivent plus de 45 millions de touristes par an et la Tunisie par exemple, plus de 2 millions et demi, l’Albanie ne reçoit, elle, que près de 5000 "touristes-invités-groupés" par an. Devant notre étonnement on nous répondra que le nombre d’hôtels est assez réduit (environ 25 établissements de près de 300 chambres) et qu’avec tous les déplacements sportifs (4 fois par an) et les personnes économico-politiques qui transitent (au compte goutte) il n’y a guère plus de place dans ces hôtels. En réponse à notre question : « pourquoi n’y a-t-il pas de touristes privés ? », on entendra : « seul, l’étranger ne profitera point de nos visites guidées, pour découvrir le véritable visage du pays. Et un étranger en voiture, nous obligerait par exemple, à construire des kiosques à essence publics ».       

Quant au tourisme des Albanais à l’étranger, il ne faut guère en parler. On n’est point autorisé à quitter le pays à de très, très rares exceptions près...

Albturist est un trust (quelle aberration, un pareil mot dans ce pays !) qui gère l’ « étranger » en Albanie. L’hôtel, le cendrier, le restaurant, le café (souvent turc), le chauffeur, le guide et l’interprète seront tous réquisitionnés dès votre arrivée programmée.

Une des très rares ambassades albanaises dans le monde, celle d’une capitale européenne, nous a délivré courtoisement  - mais avec quelle attente ! – un visa collectif qui permet à de rares et heureux étrangers de connaître ce pays.

S’il existe bien un pays où l’on ne se rend pas pour faire du shopping, pour aller se dorer sous un cocotier ou un palmier, pour visiter ses théâtres et opéras, pour hanter ses chalets et palaces, pour fréquenter ses restaurants exotiques ou pour faire la java jusqu’à 5 heures du matin, en « étouffé oin-oin » comme à Pointe à Pître, c’est bien l’Albanie, où le tourisme est purement politico-historique. Dans ce pays socialiste, il n’y a même pas de marché noir. La raison du reste est ce qu’il y a de plus logique : « Pourquoi vouloir acheter du dollar sur le trottoir ? ». L’Albanais ne saurait qu’en faire. Il n’y a rien à vendre !

A Moscou, à Prague ou à Varsovie par exemple, le « roi-vert » aurait servi non seulement à se procurer certains parfums luxueux mais paierait même certains « charmes interdits ». Ascète et endoctriné, l’Albanais ignore encore toutes ces corruptions.

Je pense que pour comprendre cet état d’esprit, il faudrait saisir l’Albanie d’Enver Hoxha comme une Nation enfin libre, qui se veut autarcique pour éviter tout soupçon de nouvelle invasion. Une Nation qui appartient à tous ses enfants et qui font de ce pays une affaire de famille. L’ouvrière albanaise qui nettoie les rues, conduit le char à bœufs, laboure les  champs ou enlève les mauvaises herbes huit heures par jour le long des chaussées, vous donnera la simple impression d’une parfaite ménagère qui s’occupe de sa propre maison.

 

TIRANA

 

Morne capitale, tout comme la Waterloo d’antan, que cette ville de Tirana. Tout n’est que silence, édifices vétustes et absence de circulation de véhicules.

Des maisons de briques jaunes et rouges bordent cette Rruga ou rue Mine Peza. Une dame souriante, toute de noir vêtue, paisiblement assise sur le trottoir, les jambes croisées devant un tas d’oignons posé à même le sol, personnifie un des rares marchés libres de ce pays.

Un vagissement soudain rompt le silence de cette rue. Il est là, devant nous, incroyable et pourtant réel : un double bus jaune des années 50, relié par un système de soufflerie (accordéon) en tissu cousu et rapiécé d’un gris bien sombre.

A Tirana (capitale depuis 1920), ville de 300 000 habitants soit 1/10e de la population nationale, l’absence de voiture restera la chose qui vous frappe le plus. La situation sera la même à Durres, principal port du pays, ou dans les villes de Shkoder ou d’El Basam par exemple.

Tout au long des rues, de taciturnes « Birrari » me rappellent certaines brasseries de Pologne, avec toutefois autant de clients, certaines boutiques vous invitent, dans une pénombre entretenue, à acheter de rares souvenirs albanais sous forme de statuettes en argile hautement artistiques, des tapis (kilim ou hali) qui semblent descendre de l’Atlas ou de l’Empire Ottoman, des moulins à café en laiton très fonctionnels et garantis insolites, des vases en marbre ou des boîtes magiques en bois ciselé. Contrairement au beau musée d’Albanie où tout est présenté d’une façon quasi parfaite, l’artisanat, qui ne connaît pas encore le tourisme, ne produit presque rien.

Plus loin à travers Tirana, un vétuste restaurant me rappelle les ruelles de Leningrad. Ici, c’est la Tarator ou soupe de yaourt parsemée de flocons de riz et de fines tranches de concombres et d’ail, ou la Tava (croustade aux légumes) qui vous sont proposées.

Dans nos hôtels, on avait, certes, deux fois par jour la soupe au yaourt, mais on avait en plus la chance de goûter à une salade de fines tranches de tomates vertes et rouges, garnie d’ail, à des poivrons ou tomates farcis, à des ragoûts de petits pois ou, dans les bons jours, à des poissons très grillés ou enfin à une délicieuse lasagne maison. Le tout est toujours arrosé d’un bon petit vin dont le cépage viendrait de France dit-on. Sans oublier que chaque menu se terminait par un festival de cerises ô ! Combien délicieuses.

Souvent le soir, c’est l’eau minérale « Glina » ou l’eau de vie du pays, le « raki » qui étanche la soif du voyageur. Raki, liqueur de céréales rappelant le « Raké » de Turquie ou du Liban ou encore l’ « Uzo » anisé de la Grèce.

 

 

« FRUTA PERIME »

 

Ce qui surprend le plus, une fois le choc des voitures passé, c’est la décence vestimentaire des Albanais. A l’exception de petits gitans aux pieds nus (non intégrés au système ?), tout le monde est correctement et proprement vêtu. Certes on ne parle point de mode dans ce pays et le jaune moutarde de cette chemise est toujours « up today ».

Je repense encore à une de nos 36 Cigévistes qui leva brusquement les mains en l’air devant une Albanaise armée de deux grosses aiguilles à tricoter. L’intelligente et souriante dame voulait voir la forme exacte du pull bleu et blanc de notre voyageuse liégeoise, pour le tricoter pieusement le soir chez elle.

Ce qui surprend le plus à Tirana, ce n’est pas par exemple cette queue devant un étal de « Fruta Perime » ou fruits et légumes, de « Mish » ou boucherie ou enfin de rarissimes laiteries, en doses homéopathiques, mais c’est le silence de la foule qui chuchote et qui s’arrête de parler à la seconde même où vous passez devant eux et surtout cette gentillesse qui émane de tous ces visages rencontrés.

Ce qui surprend également, c’est ce verbiage incompréhensible des Albanais. Cette langue indo-européenne, riche d’emprunts de voisins. Langue unique et barbaresque qui n’est parlée que par les Albanais. Ici, le « Ikeb » devient « allons-y », le « Alba » (Albanie !) signifie « aigle », « Geshua » « santé » et « Mirdita » sera « bonjour » ; mais « Mir » n’est point ici l’homonyme soviétique de « paix » ou le « Mien » germanique, mais veut simplement dire OK.

En 1887, la première école en langue albanaise fut créée. En 1900, une chaire de langue albanaise naquit à l’Institut Oriental de Naples.

Aujourd’hui, c’est l’écrivain Kadaré qui se fait ambassadeur de cette langue, du pays et de son histoire. Ismaïl Kadaré nous fit un jour la surprise de se trouver dans un grand hôtel de Tirana où nous passions en coup de vent. Ce penseur et écrivain albanais a, lui, la chance d’avoir un passeport et de l’utiliser souvent pour porter la bonne parole albanaise et pour découvrir aussi... les joies de l’Occident. Quelle ne fut pas sa surprise de découvrir chez nos érudits Cigévistes ses romans « Général de l’armée morte » et « Avril brisé ». Kadaré rejoint la lignée des grands penseurs de ce pays et reste un des rares « matériaux » d’exportation.

Dans cette ville teinte d’un communisme méditerranéen où le piéton marche « pensif », les horloges ne semblent marquer que les heures, mais plus les minutes.

Les lauriers, les bougainvilliers, la vigne et les palmiers enchevêtrés dans un exotique parfum de Leningrad, un zeste de Varsovie et de Prague et un air de Grèce ou de Turquie forment un hybride appelé Tirana.

Jamais auparavant je n’avais vu un portrait de chef d’Etat défunt accroché partout (de l’aéroport au plus petit magasin), excepté en Turquie : Mustapha Kamel Attaturk. Ici également, au pays de l’aigle, Enver Hoxha tient la une de tous les halls administratifs et des grandes places publiques. Le petit « Père des Peuples », marxiste-léniniste émérite, est également toujours  présent sous forme de slogans sur banderoles, placards et tentures. Faute de photos et de slogans, ce sont de gigantesques fresques de style stalinien à la gloire du socialisme albanais qui nous croisent de partout.

 

 

 

L’ALBANAISE AUX DIX OLIVIERS

La femme jouit des mêmes droits que l’homme, y compris « à travail égal, salaire égal ». Pendant tout notre séjour, nous n’avons croisé qu’une seule et unique fois une belle jeune dame coiffée, maquillée et habillée à l’occidentale.

L’Albanaise n’attache guère d’importance à ces artifices apparants et reste profondément ancrée à la doctrine socialiste qui fait d’elle une infatigable ouvrière de champs, d’usines et de chantiers.

C’est sous l’angle de mère que l’Albanaise est plus précieuse au pays puisqu’il s’agit d’augmenter rapidement le nombre des défenseurs de la patrie. Quand une mère accouche, elle a droit à jusqu'à 6 mois de congé payé (tout le monde travaille, et tout le monde est payé). Mais quand elle aura son sixième enfant, elle percevra son salaire à vie, sans plus jamais travailler. Pourtant l’enfant ne doit surtout pas être un frein à la révolution socialiste. A 2 ans, haut comme 3 pommes, le petit garnement ira d’office dans une crèche pour libérer maman attendue au travail.

Effacée, elle ne l’est point puisqu’elle saura souvent tenir les rênes du ménage et se verra être statiquement une exception mondiale, puisqu’on prête à ce pays, de forte tradition musulmane, un taux de 25% d’hommes. Et pour continuer les statistiques à l’envers, l’Albanie est fière de dénoncer le taux de 0,8 % de natalité du Luxembourg par exemple pour afficher de son côté une croissance de natalité de 3,5 %.

Sœur Théresa, Prix Nobel de la Paix, originaire d’Albanie, est également un autre portrait de ces dames.

Contrairement à l’homme qui fait 2 années de service militaire, elle n’a qu’un seul recyclage militaire par an ! Ce qui fera dire à tel vieux technicien rencontré sur un banc public : « 3 millions de soldats existent en Albanie, puisqu’au jour ‘’J’’ tout le pays est réquisitionné ».

Pour mériter épouse tout en développant l’agriculture de son pays, la coutume poussera le futur marié à planter 10 oliviers avant de convoler en justes noces. C’est souvent au 9e qu’il passe à la "pause réflexion" ... tout en se remémorant qu’au pays de l’aigle bicéphale, le mot "Aigle" est féminin.

 

ECONOMIE

 

Dans son rapport de 1987, Amnesty International se soucie toujours des ruines de Pyrite de Spac et de Tuc qui continuent à servir de camp de travail à des détenus politiques, malgré l’amnistie générale de 1986.

Amnesty relate en outre que le mensuel albanais Rruga E Partise (la voix du parti) confirme l’hostilité officielle vis-à-vis des religieux. Ces derniers sont taxés de masquer leurs objectifs politiques hostiles par la religion.

Désenclavée par le chemin de fer allant en Yougoslavie, l’Albanie est ainsi reliée au réseau ferroviaire européen et augmente alors ses échanges commerciaux.

Cet échange reste principalement limité à la Yougoslavie, l’Italie, la Grèce, la France, la Roumanie, la Hongrie et bien sûr Cuba et la Corée du Nord.

Avec un PNB (Produit National Brut) de 800$ US par tête et par an (équivalent à celui de l’Angola ou de la Thaïlande), l’Albanie est considérée comme un pays assez pauvre, le 128e d’une liste de 203, tout en notant que ce PNB a pratiquement doublé les dix dernières années.

60% de la population active est agricole et ne produit que 35% du PNB national. Les mines, l’industrie et les services se partagent à parts pratiquement égales, les 40% de la population active restante.

Ce pays montagneux presque sans routes, ressemblant à une Grèce d’avant guerre couvert à 70% de montagnes, a 24% de terres cultivées dont une bonne moitié sont maintenant irriguées. A cette agriculture, il ne faut demander ni rendement, ni rentabilité mais un fort taux d’occupation et une autosuffisance alimentaire. L’Albanie vit à la force de ses bras.

Contrairement aux autres pays de l’Est, le simple lopin de terre est tout aussi interdit qu’une voiture privée. Le blé, le maïs et les haricots secs constituent près de 50% de la production végétale du pays. Seul le tabac est une marchandise agricole exportée. En 1985 par exemple, le tabac a rapporté près de 15 millions de US$ à l’Albanie, qui reste fière de l’équilibre de sa balance agricole.

 

36 MINERAIS

 

Un sous-sol très riche (36 minerais) fournit à l’Albanie près de 4 millions de tonnes de pétrole, du gaz, de la lignite, du nickel et du chrome (17 % de la production mondiale) qui sont également des produits d’exportation.

C’est cette manne pétrolière inespérée qui a permis à l’Albanie de faire son expérience stalinienne. Le matériel technologique de l’industrie pétrolière fourni par l’usine Dynamo est tout à fait désuet. Quant à l’industrie du pays, elle essaie tout simplement de se substituer aux importations.

L’économie albanaise s’oriente de plus en plus vers une centralisation étatique. Les 3 millions d’Albanais étant tous des fonctionnaires sous-productifs et sous-payés, la mauvaise distribution des produits ne fait qu’accroître le gaspillage et la pénurie.

Le décès d’Enver Hoxha le 11 avril 1985 à l’âge de 76 ans n’a guère rendu publique les statistiques économiques qui demeurent un secret d’Etat, dans le pays le plus pauvre d’Europe.

 

PLANETE ALBANIE

 

N’ayant le droit de posséder ni agneau, ni veau, ni barque, ni voiture privée, n’étant pas autorisé à pratiquer une religion ou à contester une pratique sociale, l’Albanais ne peut et ne doit que vivre dans sa bulle ou galaxie insolite.

Est-ce une grotesque tragi-comédie d’Ubu, est-ce la fin d’un règne ou est-ce le début d’une vague d’oxygène qui permettrait à ce peuple fier et altier de commencer à s’épanouir à l’instar de ses voisins de la mer Adriatique. Toutefois, le premier secrétaire du Comité Central du Parti Communiste Ramiz Alia clame haut et fort que son seul souci est le bonheur de ses concitoyens.

Ce qu’il ne faut jamais perdre de vue dans cette « Galaxie Albanie », c’est le caractère du citoyen albanais. Comme le disait si bien Michel Jobert : « L’Albanais est un exemple de courage, de ténacité et de témérité face à la puissance de Moscou ».

Il est vrai que non seulement l’Albanais a passé plus de dix siècles à se défendre contre les invasions étrangères, mais il aura également réussi à ne faire partie d’aucun bloc, et à se refermer sur lui-même sans s’asphyxier et se suicider. Les disciples de Staline viennent de rompre cette année leur isolement politique en assistant à la conférence balkanique de Belgrade...

Où trouver encore, à l’aube de l’an 2000, un pays sans dette extérieure, sans disette, sans alliance, sans impôt, sans chômeur, sans coca-cola, sans compagnie aérienne et sans auto ?

Trois millions de personnes meublent cet insolite pays, l’Albanie, qui compte une diaspora de cinq autres millions de personnes à travers le monde, dont une majorité enclavée à la frontière sud de Yougoslavie : Kosovo, que l’on ne pousse plus à revendiquer son autonomie.

 

 

 

ADIEU ALBANIE

 

Aujourd’hui, les Albanais qui captent déjà en cachette la chaîne italienne de télévision (RAI) et les chaînes grecques et yougoslaves réalisent qu’ils vivent dans un « bulle spéciale », une autre galaxie. Ces martiens d’aujourd’hui, qui seront dans quatre ans inondés par des  dizaines de chaînes de télévision diffusées par satellite, pourront-ils continuer à vivre au cœur de l’Europe Occidentale en marginaux ou "outsiders" ?

Le 26 septembre 1982, un commando fidèle à l’ancien roi Zog a tenté de débarquer au sud de l’Albanie. Le complot est étouffé dans l’œuf. Point de Baie des Cochons en Méditerranée. Ceci confirme une fois de plus que le pays est extrêmement bien gardé et bien fermé. Un malheureux touriste de l’île de Corfou en Grèce voisine a trouvé la mort il y après de 3 ans en voulant s’approcher d’un peu trop près et par pure curiosité de la côte albanaise. Et si la contestation vient de l’intérieur, on met d’office la personne en congé, pour déclarer quelques jours après quelle s’est « suicidée ». Une certaine presse prétend que ce fut le cas du militant Mehmet Shehu. Cet ancien Premier Ministre, limogé en 1981, fut accusé d’être un agent des services secrets américains, soviétiques, anglais, italiens et yougoslaves. A Tirana, on nous confirme par contre que c’est l’âge et la maladie qui ont emporté le défunt. Mais tout ceci n’est qu’exception.

Certes en 40 ans, le système d’Enver Hoxha a énormément donné à ce peuple fier et altier, mais le proverbial entêtement albanais résistera-t-il à l’ouverture d’une jeunesse qui aura la fringale de ses voisins d’Adriatique ?

Ce système égalitaire est certes très beau, ce civisme extraordinaire qui fait du pays une affaire de famille est merveilleux, ce citoyen ascète et athée est un travailleur qui ne connaît ni brassard rouge japonais, ni piquet de grève à la Citroën. Ce système si bien huilé n’a-t-il pas déjà fait son temps et l’ouverture n’est-elle pas pour demain ? Tant que le système était en vase clos et hermétique tout cela aurait pu encore continuer, mais avec l’invasion médiatique et touristique, la notion du bonheur risque de changer de sens et de faire basculer certains tabous sacro-saints.

 

Je quitte ce pays en tirant mon chapeau devant la foi et l’ardeur de ce peuple trop longtemps colonisé, libéré à la force du poing et constructeur de son pays à la force du bras. Un peuple qui n’avait presque pas d’électricité et de lits d’hôpitaux en 1946, vit certes aujourd’hui dans une certaine décence. Mais à l’aube de l’an 2000, tout cela paraît hélas un peu trop artificiel. A Shqiperia le pays des aigles, à quatre kilomètres de Corfou, cet « idéal boy-scout » survivra-t-il encore longtemps ?

Nous sommes en 1988. Que sera ce pays dans 15 ou 20 ans ?

Libéré du joug communiste et despote de ses dirigeants certes, mais comment rejoindre la caravane de la modernité, de la richesse et de l’expansion européenne ?

 

R.T.