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Gibraltar

Le rocher aux singes sans queue

 

Par Rached Trimèche

 

 

Gibraltar (décembre 1986). Un rocher, isolé à la pointe méridionale de l’ouest de l’Europe, nargue la Méditerranée et ses milliers de navires qui franchissent le détroit de Gibraltar, au large de Tanger, pour passer dans l’Océan Atlantique. Durant plus de sept cent ans, les Arabes ont occupé Gibraltar. Gibraltar doit son nom à Tarak Ibn Zied, le chef maure promoteur de l’invasion de l’Espagne. Tarak Ibn Zied donna rapidement le début de son nom au rocher ou « jebel », pour former le nom Jebel Tarak, transformé plus tard par les Espagnols en Gibraltar. Aujourd’hui, 32 000 personnes vivent sur ce rocher, en dehors du temps, jouissant d’un passeport britannique et d’une frontière enfin rouverte avec l’Espagne.

Perchés sur la cime d’un vieux rocher qui contrôle le détroit de Gibraltar, de charmants petits singes, appelés « Barbary Apes », y vivent en liberté. Ces singes sont arrivés en même temps que Tarak Ibn Zied et sont restés, depuis, le symbole de ce micro-pays. Pays à l’orée de l’Espagne et dépendant entièrement de la Grande Bretagne. Pour combien de temps encore ?

 

Une heure et demie d’avion de Barcelone à Malaga. Un taxi collectif ultra rapide nous mène à la ville voisine de Torremolinos, et là, l’achat d’un billet de bus nocturne pour découvrir les quatre heures et demie de route qui nous séparent de La Linea. Bien installé au fond du bus, l’objectif de la ville européenne la plus au sud du continent devient réalité. La Linea sera le bout de cette course folle pour aller ensuite à Gibraltar. Petit à petit, le paysage se transforme au passage de Marbella et de ses somptueuses demeures des Mille et Une Nuits, toutes illuminées.

Une pensée pieuse pour tous ces milliardaires du monde qui élisent domicile ici, depuis Kassoghi, le puissant homme d’affaires, au grand acteur américain Sean Connery au repos, en passant par certains princes et retraités aux épais chéquiers, en quête de soleil sur la Costa del Sol.

La nuit tombe complètement et les paysages deviennent de plus en plus exotiques avec des palmiers, des agaves, des hibiscus et des bougainvilliers qui bordent notre chemin vers La Linea. Vingt-deux heures, nous voici arrivés.

Le premier hôtel, qui est juste une louche pension au-dessus du bistrot du coin, nous accueille. Les yeux hagards, une barbe envahissante, les cheveux ébouriffés, enveloppés de larges trench-coats, les jeunes consommateurs, frontaliers anglo-espagnols, ne se privent guère des grandes bouteilles de bières pour combattre le froid extérieur et l’oisiveté du village...

Le nouvel arrivé, porteur d’une valise bleu et encore cravaté par-dessus le marché, ne plaît guère à l’assistance... Rapide, le tenancier du café me fait grimper les trois étages de l’établissement dans une obscurité presque absolue. À peine ai-je posé ma valise sur un coin du lit – faute d’autre place – que je claque la porte et quitte cette mansarde pour aller m’enquérir de Gibraltar, but de notre voyage.

 

La frontière

« Mais Monsieur, c’est là, devant vous, oui, c’est bien Gibraltar... » . Je le remerciai d’un rapide « Muchisimas Gracias » et restai néanmoins sur ma faim, ne voyant ni Gibraltar, ni mirage du soir. Ce n’est même pas un tour de myopie, mais je ne vois à travers mes lunettes qu’une longue avenue bordée de palmiers, qui commence à vingt mètres de notre hôtel-pension pour finir deux cent mètres plus loin dans une nouvelle obscurité. Seul dans ce désert nocturne et malgré l’avis d’autres passants, je m’aventure dans cette longue avenue, en prenant soin de bien marcher au centre afin d’éviter les mauvaises surprises du soir...

Au bout de cinq minutes, un Bobby, policier britannique, parachuté de je ne sais où, m’arrête avec un ancestral et ô combien poli « Your passport, Sir ». Ça y est ! C’est enfin Gibraltar. Nous sommes bien à la « frontière ». L’officier britannique, d’un flegme bien connu, remplit soigneusement la fiche de renseignements du visiteur de 22h 22...

Une fois dans le « pays », il ne reste qu’à visiter, comme tous les autochtones, le casino. Imaginez un antre du siècle passé, au plafond haut et doré, aux boiseries craquantes et aux couleurs fanées. Je retrouverai le vieux Wellington de Nouvelle Zélande, visité il y a plus de 15 ans, ou encore certains édifices de Sydney aux couleurs vieille Angleterre. Dans la première salle, des dames septuagénaires aux lunettes rivées sur le nez, cochent soigneusement les cases de leur bingo. Ce soir, la mise est de mille livres sterling. Dans une autre salle, ce sont les habituels jack pot, la roulette russe et les tapis verts qui attendent certains joueurs... J’allai, au bout de cinq minutes, quitter cet endroit bien étrange pour moi et guère attirant, quand me voilà apostrophé par un colosse sexagénaire à la lourde moustache blonde qui me demande pourquoi je quitte déjà ces lieux...

 

Vieille colonie

John Davidson m’invite à partager sa bière au fond du petit restaurant du casino. Choqué – shocked ! par ma question sur cette colonie anglaise, le voilà qui s’étend par un savoureux discours sur les bienfaits de la Grande Bretagne dans le monde et sur sa maîtrise des mers, qui ne lui laisse aujourd’hui que quinze petites colonies, et surtout un Commonwealth de quarante-six états.

Invité par son ami Herman Heyman, directeur du Casino de Gibraltar, John est venu passer le week-end dans ce minuscule pays relié au reste du monde par un unique couloir aérien, celui de Londres-Gibraltar, à l’instar de Berlin enclavé dans la République Démocratique Allemande...

John, vieux professeur d’histoire à Manchester, se fait un plaisir de me citer le nom des quinze dernières colonies de l’ancien Empire britannique. Aux Caraïbes, on retrouve les minuscules états insulaires d’Anguilla, des îles Vierges Britanniques, des îles Cayman, de Montserrat, des Turck and Caïcos, et, plus au nord, les Bermudes. Dans le Pacifique Sud, l’Angleterre est encore présente à Pitcairn et South Georgia avec les îles Sandwich. Au large de l’Afrique de l’ouest, l’île de Ste Hélène et, plus loin encore, Ascension et Tristan da Cunha sont encore britanniques. L’Océan Indien garde également des îlots britanniques, tout comme le froid Antarctique. Viennent enfin les Falkland (Malouines), fierté de Madame Margaret Thatcher, Hong Kong, dont le bail s’achèvera dans dix ans (en 1997), et enfin ce petit état, Gibraltar, qui appartient à la Grande Bretagne et qui a un genre de gouvernement local auprès d’un Gouverneur qui représente la Reine Elisabeth. Il est bientôt minuit, mes yeux se ferment déjà. Nous reviendrons demain à Gibraltar. Il me faut repasser la frontière...

 

Ce matin, la Winston Churchill Avenue accueille des dizaines de voitures espagnoles qui viennent de franchir le poste frontière pour passer probablement la journée à Gibraltar. Un couloir parallèle reçoit les touristes piétons parmi lesquels je me faufile.

La file de voitures, immatriculées « GB-Z » (Zone de Gibraltar) envahit plus loin le Queens Way qui borde la péninsule gibraltarienne. À gauche, un aéroport de poche prétend avoir la plus courte piste d’atterrissage d’Europe. À droite, le port de Gibraltar (prononcer GIBROLTOR) accueille des bâtiments anglais de commerce et de la Royal Navy. Ce port aura vécu toute l’histoire du pays. Il est toujours le centre névralgique et fait travailler la majorité de la main-d’œuvre gibraltarienne.

 

Rocher stratégique

Où sommes-nous donc sur cet insolite roche ? À quinze kilomètres de Tanger, Gibraltar est sur la rive opposée du détroit du même nom. Sur un territoire de 5,8 kilomètres carrés, soit environ le cinquantième de la superficie de l’île de Malte ou de la principauté d’Andorre, vivent quelque 32 000 citoyens britanniques. Ces citoyens sont surtout d’origine espagnole, britannique, génoise, portugaise et maltaise.

En l’an 711, Tarak Ibn Zied, venant du Maroc, débarque sur ce rocher pour commencer l’invasion maure en Espagne. En plus de sept cent ans d’occupation, ce rocher devint le bastion et le fer de lance des Maures.

Le château fort arabe est encore très bien conservé. Il s’agissait, à l’époque, de bien défendre la ville pour pouvoir plus tard conquérir l’Espagne. En 1309, les Espagnols attaquèrent Gibraltar pour s’y installer pendant vingt-quatre ans. Les Arabes délogent ensuite les Espagnols et s’établissent cette fois, en 1333, pour cent vingt-neuf ans. C’est l’époque contemporaine de l’Alhambra de Grenade.

À l’arrivée des pirates turcs en 1540, les habitants se réfugient tous au château maure de Gibraltar qui abordera plus tard, en 1704, le drapeau anglais avec la conquête de l’amiral Rooke.

 

 

 

Chez Monsieur le Maire

Légèrement trapu, le visage très souriant et l’œil pétillant, Sir William Serfaty me reçoit dans son bureau de la Red House sur la Main Street.

Le septuagénaire Maire de Gibraltar et ancien Ministre du Tourisme (poste clé du pays) nous retrace avec émotion l’origine tunisienne de ses grands parents. Sur son bureau, son portrait est représenté avec fierté en compagnie de sa Très gracieuse Majesté la Reine et, orgueilleusement, avec le Maire de Londres... son respecté collègue.

Coordinateur du Club International des Grands Voyageurs (CIGV), malgré son âge avancé, M. Serfaty trouve encore le temps de gérer sa commune et même la Red House, cette grande surface de quatre étages.

Monsieur le Maire préside aux destinées d’une cité heureuse qui vit dans la discipline et cette courtoisie purement britannique. Sir Serfaty partage son pouvoir avec le Gouverneur Militaire, Sir Peter Terri, représentant de la Couronne Britannique. Pour ne pas compliquer la situation de ce micro-pays, on y trouve encore un Gouvernement local composé de quatre ministres dirigés par un Chef de Gouvernement, Sir Joshua A. Hassan.

Mais c’est, bien sûr, le Gouverneur qui a la responsabilité de la Défense Nationale, des Affaires Etrangères et de la Sécurité Intérieure. Tout en laissant la démocratie britannique compter, à Gibraltar, quinze députés (Speakers) à l’Assemblée Nationale du pays.

Devant mon étonnement face à cette large organisation politique, Monsieur le Maire me confirme toute l’importance stratégique du rocher de Gibraltar qui contrôle l’accès à la Méditerranée.

Je repense, quant à moi, à ce que me disait Juan Portillo, jeune médecin espagnol rencontré ce matin, qui axe l’emprise stratégique de la porte de la Méditerranée aux deux enclaves face à Gibraltar, les villes satellites espagnoles de Ceuta et Mellila enclavées au Maroc. L’Espagne deviendrait alors le seul facteur d’équilibre. Ce rocher a déjà décidé en 1967, par un référendum accepté à 96%, que les Gibraltariens souhaitaient rester soudés à la Grande Bretagne. Quarante-quatre habitants seulement ont demandé la souveraineté voisine espagnole sur ce rocher. Deux ans plus tard, le géant voisin, par la vois du Senor Caudillo, le Général Franco Bahamonde, décide la fermeture complète du seul accès terrestre de Gibraltar, La Linea, coupant également les lignes téléphoniques et télégraphiques. Seul un ferry-boat en service avec Tanger et un aéroport relié uniquement à Londres pouvaient alors sortir ce rocher de son isolement. Ce n’est qu’en avril 1980 que Gibraltar rouvre ses frontières au monde.

La petite avenue bordée de palmiers, entre La Linea et Gibraltar retrouve toute son animation. Cinq ans plus tard, les gouvernements anglais et espagnol accordent enfin une liberté de mouvement au peuple de Gibraltar et d’Espagne, ainsi que pour les véhicules et les marchandises, renforçant ainsi une importante coopération culturelle et économique.

 

Old British

 

Il est midi. Un soleil de plomb pèse sur la ville. Le froid de Barcelone est déjà loin et Gibraltar bénéficie de la clémence méditerranéenne. Quinze minutes d’attente pour attraper enfin ce mini us de 22 places qui rappelle étrangement les « Dolmuchs » d’Izmir en Turquie. Pour 40 pesetas espagnoles (une livre sterling = 200 pesetas), ce vieux bus d’après-guerre nous conduira au téléphérique de Gibraltar. De là, on atteindra le Rocher des Singes (Rock Apes). Ces derniers, arrivés à l’époque de Tarak Ibn Zied, représentent la plus grande curiosité du pays que nous irons découvrir.

Une petite plaque de dix centimètres carrés, accrochée au mur du téléphérique de Gibraltar, nous apprend que ce dernier est en panne depuis deux semaines... Le prochain bus est dans une heure et le taxi coûte très cher. Vive la troisième solution. Amorçons, à pied, l’ascension de ce petit mont de trois cent mètres d’altitude. Le paysage rappelle aussi bien les Alpes que l’Atlas et les voitures qui passent n’ont aucune crainte de l’absence de garde-fou et frôlent ces ravins vertigineux. En fin de course, voilà une voiture de police noire et blanche qui s’arrête brusquement à dix mètres de moi. Un « bobby », on ne peut plus british, en descend, me toisant du regard. Il décide soudain de faire demi-tour, à pied. Quel est ce curieux manège au haut du sommet de Gibraltar ?

Le policier ôte son képi et commence à siffler crescendo, tout en dirigeant son regard vers un épais feuillage de la forêt. Soudain jaillissent de ce feuillage quatre petits singes, hauts de soixante-dix centimètres, sans queue aucune et de race macaque. Très courtois, notre policier aux cheveux poivre et sel sort élégamment de sa poche une belle banane jaune qu’il coupe en fines rondelettes. Les singes se précipitent amicalement, à tour de rôle, sur les épaules de notre policier pour lui prendre ces rondelettes et leur ôter la peau...

La distribution de banane se termine et c’est une séance de sport qui commence entre la voiture de police, le policier et les singes. Dans un savant jeu rapide, les singes, à la voix de leur maître, sautent de son épaule sur le véhicule et reviennent à tour de rôle.

 

Main Street

Il est seize heures dans le magasin de souvenirs et d’électronique de M. Krishna Khubchand, au n° 55 de la Main Street. Cet homme à la barbiche autoritaire et aux lunettes d’écaille supervise, d’un regard froid, les vendeurs. Très aimablement, M. Khubchand nous parle de la vie sociale et économique de cette enclave anglaise. Main Street est le poumon financier de la ville-pays de Gibraltar. Les magasins de cette rue sont tous des « free shops » et vous proposent les derniers-nés de l’électronique à des prix imbattables. D’autres magasins font fortune en vendant des statuettes représentant les singes de Gibraltar, des nappes brodées, ou encore des boiseries diverses. Les flots quotidiens de touristes ne lésinent devant rien et achètent tout ce qui est offert. Sur le trottoir d’en face, un peu plus haut que la Red House de notre ami William Serfaty, un autre commerce est tout aussi florissant : celui des timbres postaux. Ils sont vendus par centaines aux touristes qui veulent ainsi marquer leur passage sur ce rocher en envoyant des cartes postales à tous les collectionneurs du monde. Les services postaux contribuent ainsi, de façon non négligeable, aux recettes de l’Etat.

 

Les Gibraltariens

Sur la terrasse d’un café, David, un jeune banquier de Gibraltar, évoque son pays avec une grande ferveur. C’est que, nous dit-il, le Gibraltarien est très renfermé sur lui-même et s’isole sur son rocher. Il s’éloigne de son voisin espagnol et ne s’apparente pas trop non plus à la « Mère Patrie » anglaise. Il n’investit pas du tout, mais profite au maximum des avantages que lui confère le passeport britannique. Le Gibraltarien déteste quitter son rocher et mène une vie un peu paresseuse, nonchalante et sans émotion aucune. Le Gouverneur et le Premier Ministre locaux se débrouillent très bien avec leurs collaborateurs pour diriger le pays.

Ce pays, de 32 000 habitants à peine, n’a ni production agricole, ni production minière, ni production industrielle. L’élevage est également inexistant. Seul le secteur tertiaire permet au pays de vivre. Le casino, les timbres-poste, la loterie et le tourisme constituent la majorité des recettes du pays. Les dépenses des militaires anglais apportent également de l’eau au moulin économique, tout comme les commerces hors-taxes. Les activités portuaires, telles que la maintenance des bateaux, occupent la plus grande partie de la main d’œuvre du pays.

 

Adieu Gibraltar

Revendiqué par l’Espagne voisine, Gibraltar reste, au fil des siècles, purement britannique depuis 1704. Le PNB/hab./an, de 4000 dollars, dépasse celui de l’Espagne ou de Malte  par exemple. Le problème de ce pays au niveau de vie élevé réside dans le domaine de la stratégie politique. Les Gibraltariens veulent profiter de ce statut quo de colonie anglaise. La Grande Bretagne, quant à elle, n’est pas prête à quitter de rocher et a déjà démontré sa force, aux îles  Malouines par exemple, desquelles l’Argentine commençait à trop s’approcher. Franco, lui, a essayé, à l’époque, d’asphyxier ce rocher en l’isolant par la fermeture de ses frontières terrestres. Cet isolement a, au contraire, favorisé la solidarité des habitants de Gibraltar avec la Grande Bretagne.

Le détroit de Gibraltar, commandé encore par ce rocher et en face, par le Maroc et les enclaves espagnoles de Ceuta et Mellila, restera une pierre d’achoppement. À qui échoira le contrôle absolu de ce détroit stratégique dans l’avenir ? Son sort reviendra-t-il aux trois pays riverains actuels, dont l’influence est neutralisée, ou bien à deux d’entre eux, dont l’influence se trouverait renforcée par le retrait de l’un d’eux... Pourquoi ne pas avoir plutôt recours à ce fameux pont fait de câbles en fibre de verre, qui relierait dans un lointain avenir, les quinze kilomètres séparant actuellement l’Afrique de l’Europe ?

La légende, quant à elle, nous dit que la disparition  des singes de barbarie (Barbary Aprs), espèce unique venue du Maroc en 711, vivant en Europe, marquerait la fin de cette colonie anglaise...

 R.T.

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