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CURAçAO

 

LE PETIT AMSTERDAM

Par Rached Trimèche

 

 

Willemstad. (Août 1984). Superbe et florissant marché d’esclaves, sur une plaque tournante au Nord de l’Amérique latine et au cœur des Caraïbes, au XVIIIe siècle, Curaçao ignorait son avenir et ne pouvait le prévoir aussi rose.

 

 

Aujourd’hui, en effet, Curaçao est une des plus importantes places financières du monde, avec un des plus grands ports du globe, une très large zone libre, la troisième raffinerie de pétrole du monde et surtout… un minuscule territoire hollandais, un genre de « TOM » où le touriste mondial trouve ses palmes d’or, sur des côtes de rêve.

 

Tôt ce matin, nous quittons Grenade, cette île de charme, le cœur lourd et à regret, Grenade la cinquième escale insulaire de notre périple Sud-Caraïbes.

 

En une heure à peine, nous voilà arrivés à Port of Spain, capitale de Trinité, pour changer d’avion et regagner Curaçao, aux Antilles Néerlandaises. Quelle déception. J’ai beau présenté nos billets d’avion en règle, avec des OK bien lisibles et nets, la demoiselle de la B.W.I.A. ne démord pas en répétant sans cesse, dans un accent anglais nasillant : Je suis désolée, vos noms ne figurent pas sur la liste des passagers ». Ni ma petite carte de presse, ni toute intervention ne fit changer d’avis cette jeune dame. Bien vite, je m’aperçus du stratagème. Cinquante deux personnes attendent comme nous avec des billets d’avion en règle et des OK précis…Un groupe japonais vient d’emprunter cette ligne pour aller à Lima au Pérou, via Curaçao…l’affaire est juteuse, elle est à ne pas rater… laissons les 52 autres passagers pour l’avion de demain ! A la dernière minute, une exception est faite pour sept personnes sans explication aucune… Deux heures plus tard, nous sommes enfin à Curaçao… exténués, entendant le douanier de Curaçao appeler la B.W.I.A. (British West Indies Airlines), la « But Will It  Arrive » (mais arrivera-t-il ?)…ce qui reconfirme notre pénible attente à Port of Spain.

 

PETER STUYVESANT

 

            Un aéroport très moderne et presque européen nous accueille à Curaçao, sans aucune difficulté douanière ni policière. Il faut seulement présenter (pour les Tunisiens) un visa pour le Benelux ! En vingt minutes, un énorme taxi américain nous conduit à notre hôtel Avila Beach. C’est ici que logea jusqu’au début de ce siècle le Gouverneur de Curaçao, représentant de Sa Majesté La Reine de Hollande. Sur la terrasse de l’hôtel, au tableau mural, cette inscription : « La Princesse Margaret sera ce samedi ici parmi nous pour le déjeuner ». Quel curieux pays ! Où sommes-nous donc ?

 

            Alenço de Ojeda, lieutenant de Christophe Colomb, découvre le premier en l’an 1499 Curaçao qui devient rapidement espagnole.

 

            Plus tard, la  Hollande s’approprie cette île et envoya, en 1634, Peter Stuyvesant comme Gouverneur. Cet illustre personnage alla par la suite terminer sa carrière dans l’une des plus grandes villes du monde, actuellement New York, qui était alors le fief du « New Netherlands »… Sans penser à la cigarette qui portera un jour son nom. Mais de 1666 au début du XIXe siècle, les Français et les Anglais découvrent tour à tour ce prestigieux et gigantesque port naturel qu’est Curaçao. Ce port aux larges ramifications internes est un excellent carénage ou port de réparation pour les flottes qui croisent dans cette partie de l’Océan Atlantique. C’est finalement l’accord de Paris de 1815 qui concéda cette île à la Hollande. Ce n’est enfin qu’en 1954 que Curaçao acquit son autonomie interne, avec un drapeau national qui flotte sur les bâtiments publics. Mais le passeport reste hollandais, tout comme la défense nationale et les affaires étrangères. C’est un peu un TOM (Territoire d’Outre Mer) français (comme Tahiti) ou comme Porto Rico, Etat associé aux U.S.A.

 

            Aujourd’hui, Curaçao avec ses 160 000 habitants n’est qu’une (mais la principale) des six Antilles Néerlandaises qui forment un total de 270 000 habitants.

Aruba : île de joie, et Bonaire : île romantique, sont deux petites îles à l’Est et à l’Ouest de Curaçao, au large du Venezuela, à quinze minutes d’avion à peine. Tandis que les trois autres îles des Antilles Néerlandaises sont au Sud de Porto Rico : St. Eustatius, Saba et St. Mareen. Cette dernière partage curieusement une microscopique île, St. Barthélemy, de l’ensemble français guadeloupéen. Je n’oublierai jamais d’ailleurs, lors de mon passage en Guadeloupe, il y a deux ans, cette frontière fictive qu’il fallait passer, dans cet Etat de poche entre la France et la Hollande au large de Pointe-À-Pitre…

 

SOIREE A CURAÇAO

 

            Nous sommes cet après-midi les hôtes de Haresh Daryanani, secrétaire général du Club Kiwanis-Curaçao. D’une façon tout à fait exceptionnelle, ce club service « misogyne » a bien voulu accepter l’épouse d’un Kiwanien visiteur… Car nous venons de très loin… Imaginez dans cette île au bout du monde, par une chaleur tropicale, vingt hommes en cravates et veston, d’une rare élégance et courtoisie, se lever tous en même temps, en début de réunion, pour chanter… l’hymne national de leur pays, Curaçao. Rien n’est plus émouvant qu’un patriotisme inné, orgueilleux et altier.

 

            En fin de réunion, nos amis nous proposent le tour de l’île dans une énorme voiture climatisée au point de givrer mes lunettes de vue. Nous quittons le Club Shell pour aller rejoindre le pont Juliana, gigantesque pont à arches de 56 mètres de haut et 480 mètres de long, pour apercevoir en bas une série de maisons en tuiles rouges. Ces petites et basses maisons semblent sortie d’Amsterdam. Amsterdam qui embarqua aux siècles précédents ces mêmes tuiles sur ses cargos qui reviennent chargés de sel antillais…On a de la peine à le croire, tout est si propre, si moderne, si hollandais…que l’on oublie vite les Antilles…Nous achevons notre tour sur une colline face à un vieux fort hollandais.

 

            C’est d’ici que l’on réalise le pourquoi de cette grande convoitise de Curaçao par tant de marins étrangers aux siècles passés. La nature a, en effet, doté cette île minuscule de 472 km² (aussi petite que l’île de Djerba !) d’un sinueux et alvéolaire port naturel.

 

            Aujourd’hui, Shell est de partout. C’est ici que nous trouvons par exemple la troisième raffinerie de pétrole du monde, produisant 10 000 barils par jour. Ce pétrole acheté autrefois du voisin vénézuélien vient maintenant des pays du Golfe Persique. Des pétroliers géants, « super-tankers », viennent chaque jour au port de Curaçao (7ème port mondial par sa dimension et second par son trafic) pour laisser raffiner leur cargaison qui sera re-expédiée par petits cargos, principalement vers les U.S.A. Au large, on devine l’autre île voisine, Aruba qui n’a plus Shell pour Seigneur mais la maison américaine Lago avec ses tout aussi gigantesques raffineries de pétrole.

 

            Au port, à notre grande surprise, nous nous trouvons dans un vaste et moderne restaurant cerné de verre épais et fumé. Sur la circulaire terrasse (une tour du Fort), une table (ancien tonneau de bière) nous est proposée. Pour marquer notre soixante quatorzième (74ème) pays visité, un curaçao, liqueur national à base d’écorces d’oranges, de sucre et d’eau de vie, nous est servi par une jeune fille antillaise, métisse aux yeux verts, parlant un incompréhensible charabia. A Curaçao, ce charabia est appelé « papamiento », langue nationale qui est un mélange de hollandais, français, espagnol et anglais en souvenir des marins colonisateurs ou fidèles serviteurs…

 

            Dans la salle contiguë au restaurant, le menu est antillais-hollandais, avec de fortes sauces colorées. Un vin blanc sec hollandais ne semble point être dépaysé dans ces lieux. La Princesse Margaret qui fut hier soir l’hôte de ce restaurant… laisse une grande partie de son gâteau (fait en son honneur !)…Dans le creux de l’oreille, voilà le chef conseillant notre hôte et ami de prendre le même dessert glacé… !

 

De la fenêtre ouverte, une fraîcheur nocturne nous saoule d’exotisme et de curiosité dans ce minuscule Etat qui vit prospère et heureux, d’une façon originale que nous continuerons à découvrir.

 

A TRAVERS CURAÇAO

 

            Quel est donc ce pays de 160 000 personnes originaires de 50 pays différents formant la mosaïque ethnique de Curaçao, la polyglotte, où tout un chacun s’exprime aussi bien en hollandais, espagnol ou anglais. 20 % de cette population sont nés hors de cette île. Ce mélange cosmopolite est à l’image d’ouverture de ce pays antillais, devenu place-forte bancaire et centre commercial (zone franche) des plus renommés.

 

            Allons à la découverte matinale de cette île antillaise. Pour un guilder ou golden (florin hollandais) ou 0,3 dollar US, le bus nous mène de notre hôtel Avila au centre ville, face à l’agence A.L.M qui a perdu le K. hollandais de la compagnie aérienne K.L.M., pour le remplacer par un A. antillais.

 

            Ce premier spectacle est impressionnant. Voici le pont Pontoon, face à la Breedstaat, qui commence à bouger (je repense au pont Leningrad) et à se rabattre gentiment sur un quai en libérant ainsi un bras de mer qui laisse passer un gros blanc pétrolier qui arrive essoufflé d’un long voyage oriental.

 

            La foule ne semble guère le remarquer, tellement ce spectacle est courant. Un  navire qui arrive chargé de pétrole ou un autre qui part chargé de 100.000 chemises « made in Korea », cela est ce qu’il y a de plus courant à Curaçao, capitale de six îles des Antilles Néerlandaises.

 

            De Punda à Otrabanda, les deux navires de Willemstad, la capitale de Curaçao, c’est toujours cette vieille Hollande, aux toits de maisons en briques rouges qui nous poursuit. Un Amsterdam du siècle dernier figé aux Caraïbes.

 

            Là, au carénage, vieux port de la ville, un « flotting market », marché flottant grouille d’une foule hétérogène qui achète fruits, poissons et légumes à tour de bras. Les bananes et les concombres se perdent entre les avocats et les noix de coco. Tout autour, de vieux entrepôts portuaires du XVIIe siècle ne montrent aucun signe de fatigue architecturale. Plus loin, c’est le luxueux Hôtel Plazza qui fait partie intégrante d’une ancienne fortification de 1634, avec encore des canons pointés vers le large. Hôtel complet douze mois sur douze, le Plazza est à l’image de cette île cosmopolite et commerciale tout en abritant un beau et grand casino qui continue à attirer les voisins vénézuéliens malgré la chute de leur bolivar de 12 à 4 (le dollar US vaut aujourd’hui 12 bolivars au lieu de 4 en 1982 !). De partout le jeu attire les anciens ou nouveaux fortunés, pour se désargenter ou refaire fortune… en pensée.

 

RICHE CURAÇAO

 

Avec un PNB (Produit National Brut) de 5 000 dollars US par tête et par an (prés du triple de celui de la Tunisie), Curaçao est plus riche que Barbados par exemple et moins riche que Trinité, nos deux précédentes escales insulaires voisines.

 

Le pétrole, le phosphate et la liqueur curaçao sont les principales exportations du pays. Le tourisme est florissant en devises avec des hôtels très onéreux et très bien équipés, souvent situés dans de paradisiaques endroits de calme et de beauté. Le tourisme double la population du pays et rapporte 160 millions de dollars aux Caisses de l’Etat. Le pétrole importé et raffiné à Curaçao ou à Aruba est une manne céleste. A Curaçao, la seconde raffinerie pétrolière du monde est allumée la nuit comme un gros soleil et ne cesse de travailler sous la couronne du roi Shell. C’est ainsi que 40 millions de tonnes de pétrole sont raffinées ici chaque année. Ce pétrole pseudo-hollandais alimenta, par exemple, la machine de guerre des Alliés lors de la seconde guerre mondiale.

 

De nombreuses sociétés multinationales trouvent refuges à Curaçao, banques off-shore ou « banques de paille » de tous pays. A Curaçao, les impôts sont filiformes et tout le territoire est plus ou moins considéré comme un énorme « free shop » doublé en plus d’une dite « zone franche » où d’énormes dépôts sous douane abritent des tonnes de marchandises en transit par Curaçao. Dix mille pantalons achetés d’Inde ou de Hong Kong attendent par exemple d’être vendus à Lima ou à Caracas en Amérique Latine, avec quelques précieux dollars de plus en pur bénéfice. Le drame de Curaçao fut longtemps l’absence d’eau potable (d’où paysage assez aride). La technologie et le pétrole aidant, aujourd’hui Curaçao a des complexes de dessalement d’eau parmi les plus grands et modernes du monde. De l’eau du jardinier (son gazon), à l’eau de la ménagère (sa vaisselle), en passant par la carafe d’eau de table, tout vient de la grande usine… avec une eau pure, légère et peu alcaline, au prix de 0,8 dollar le m3.

 

Il y a huit ans à peine, le litre d’essence ne valait que six cents, aujourd’hui il a presque décuplé, ce qui n’a point freiné le nombre de belles voitures américaines (4 voitures par habitant).

 

AVENIR DE CURAÇAO

 

            Le Gouverneur hollandais, le Dr. Raymon, et le Premier Ministre antillais, Don Martin, n’ont plus la vie calme et paisible de leurs prédécesseurs. Nous ne sommes pas au stade des indépendantistes de Martinique ou de Nouvelle Calédonie, ni au stade de la fin de bail de Hong Kong, mais c’est déjà la fin d’un âge d’or.

            Aruba, l’île voisine et hautement touristique, pense déjà à se séparer des Antilles Néerlandaises en 1986, pour demander sa totale indépendance en 1996, dix ans après…

 

            Curaçao, suivra-t-il ? Je pense que non ! Aujourd’hui, en état d’autonomie, le pays est protégé par une Hollande un peu moins gourmande et stable. Il n’y a pas besoin de former une armée nationale ni une représentation diplomatique au pays.

 

            Si la Hollande partait, le voisin vénézuélien en grande crise économique et grande puissance en pétrodollars ferait une bouchée de cette riche île limitrophe, qui donna pourtant asile au « Libertador » Simon Bolivar lors de l’indépendance des pays d’Amérique Latine, au siècle passé…

 

            A Grenade, nous avons vécu la pénétration sournoise russe par Cuba interposée. Voilà pour la cause rouge un bijou à disposition en cas de départ de la Hollande.

 

            Les U.S.A. qui ont déjà mainmise sur toutes les économies des Antilles (et hélas sur tout le reste du continent américain) devront se doter de plusieurs « Dear Henry » pour laisser le monde indifférent à la « capture » de Curaçao la riche.

 

            Les Antillais savent tout cela et bien d’autres choses encore. Ici, par exemple, des juifs, comme les bijoutiers Spritzer et Fuhrmann (tout comme le juif Stern au Brésil !) sont milliardaires en dollars US. Dans les rues commerçantes de Curaçao, leurs coreligionnaires possèdent pratiquement toutes les bijouteries qui exposent des dizaines de milliers de montres à dix et cinquante mille dollars la pièce, en passant de Cartier à Beaume et Mercier. Les Indiens eux sont dans tout commerce de textile et de bazars. Ces deux ethnies par exemple, qui font la principale richesse du pays, veulent un paisible Curaçao. Les banquiers de tout pays, les navires de tout océan, et le Dieu Shell ne veulent point voir « bouger » ce paradis financier !

 

            Et l’indigène, fils d’esclave, qui avec le temps est devenu métis ? Lui, n’est réellement pas trop malheureux avec un SMIG de 320 dollars/mois. Mais il y a cette sacrée fibre nationale qui, heureusement, existe et finira par donner aux sages et artistes Antillais le temps de la réflexion et de l’adaptation à une liberté et indépendance programmées et étudiées.  

 

Rached Trimèche

www.cigv.com