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LA DAME DE L’EXPRESSO

 

 

Rached Trimèche
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            Une heure trente de marche rapide, aux Berges du Lac de Tunis. Le parcours touche à sa fin. Une brume légère quitte péniblement le quai pour s’évaporer vers un ciel perlé de gros nuages moutonneux. L’air est pourtant vivifiant. Il n’est que 8h 30 du matin. La cité semble encore figée dans le sommeil de la veille. Une torpeur indélébile enveloppe ce quartier fantôme.

 

Un gros chantier fait fausse note dans ce décor. Une vraie ruche d’abeilles. Une centaine d’ouvriers, préparent pour l’an 2004 un bel hôtel cinq étoiles qui arborera dit-on le nom d’une prestigieuse chaîne internationale. L’activité de ces dizaines d’ouvriers face aux dizaines de magasins ou boutiques fermés me pousse à accélérer mon pas, à me fatiguer encore plus et à ressentir une soudaine envie.

Le voyageur, qui reste un éternel enfant, a des lubies et des caprices d’enfant. Une irrésistible envie prend corps dans mon cerveau. Tenace et opiniâtre, elle passe de l’hypophyse au cervelet pour devenir une idée fixe. Une obsession. Une nécessité. Le cerveau, cette mystérieuse machine dont on ne connaît que un pour cent, peut-être, a décidé ce matin d’empoisonner la vie du joggeur. Sans un seul kopeck en poche encore moins un euro ou un dinar, je n’ai même pas de quoi assouvir cette envie, un café, mon petit bonheur matinal: un cappuccino. Je le vois changeant de forme et de nom. Il est tantôt tâché, paré d’une noisette de lait, macchiato, enrobé d’une mousse légère, ou encore bien chaud et fumant dans une belle tasse de porcelaine noire qui se love sensuellement dans le creux de votre main. Mon pas s’accélère. Ma soif grandit. Bientôt deux heures de marche rapide et l’obsession du café est grandissante.

Qu’ils soient agnostiques, croyants, athées, sceptiques, optimistes ou dubitatifs, les voyageurs ont un Dieu bien connu. Ce Dieu en question m’a souvent tendu la main dans mes péripéties  planétaires. Mon pas s’accélère. La sueur perle. Mes verres de lunettes enveloppés par cette sueur me ramènent vers toutes ces aventures lointaines. Un film se déroule implacablement et miroite mes souvenirs sur le lac que je longe. Non, ce n’est pas le monstre de Loch Ness qui surgit de l’eau, mais toutes ces mésaventures et aventures qui donnent au voyage ses lettres de noblesse. Sa raison d’être. Pelle mêle, je revois la tendre main de ce « Dieu voyageur » me faisant rater, en 1971,  mon petit avion bimoteur à Darwin au nord de l’Australie, pour le voir trente minutes plus tard transformé en gerbe de feu sur l’aéroport. Au cœur du Mali, il me sortit des « égouts de Bamako ». Vivant. A trois mètres sous terre, enveloppé du noir de la nuit, je sombrais dans les noirs égouts avec mes noires pensées. Ma tête effleura la roche qui brisa mes lunettes et me priva de mon passeport. Au Kruger Park, en Afrique du Sud, ma curiosité d’enfant matinale me fit sortir à cinq heures trente du matin de ma voiture, malgré la formelle interdiction des autorités du parc. Je voulais m’approcher d’un énorme crocodile qui somnolait dans une lagune et je ne  voyais pas le monstre titubant qui s’approchait d’une proie dont il ne voulait peut être pas. Entre la gueule d’un lion et les incisives d’un crocodile, je n’avais que quatre secondes pour adopter le choix de ma mort. C’est encore la main de ce « Dieu voyageur » qui me sortit de l’impasse par le cri d’un troisième animal qui faisait rebrousser chemin au roi de la jungle, le lion. Tout comme il m’envoya ce Malabar attiré par une voix trépidante et hachée criant au secours des fins fonds  des égouts de Bamako, au Mali. Mon sauveur ne voulait qu’un seul petit billet de cinq cents francs français pour me sortir de cet enfer…  

 

LE VOYAGE DE LA VIE

Mon pas de course s’accélère et je me sens déjà dans la peau d’un marathonien en terre de Delphes et d’Olympie, sur la terre des mes ancêtres, les Grecs. Comment oublier l’escale de mon avion brésilien FAB (Forca Aera Brasiliera) au Paraguay. Devenu otage d’un coup d’Etat dans un petit aéroport de poche. Le « Dieu voyageur » présente, au bout de dix huit heures, ma vieille carte de presse pour me libérer. Comment oublier mon premier couvre-feu à dix neuf ans peut- être à Saigon, à la fin de la guerre du Vietnam. Il n’était que 16h 10. Dix minutes de trop. J’étais face à deux soldats à la pupille dilatée, à la mitraillette nerveuse et à la voix rocailleuse. Ils hésitaient sur le sort qu’ils me réservaient. Se débarrasser d’un étranger par une cartouche bien placée ou seulement lui briser les rotules. Quand un doux sari vert sortit de je ne sais où, m’ouvrit délicatement sa porte. Un seul pas en arrière me sauva la vie. Comment oublier les 500 000 morts du Rwanda, exécutés en 100 jours ? Comment oublier cette guerre et comment oublier celle du Kosovo où j’étais bêtement coincé au sud de Pristina. Comment oublier ma chevauchée de près de 8 000 kilomètres sur la « Falta de la cordellera » (la jupe de la cordillère) où mes vingt ans me poussaient à descendre dare-dare  toute l’Amérique en auto-stop pour aller vers Terre de feu. En quittant le frontière équatorienne pour aller vers le Pérou je me trompais de direction, à Guayaquil,  et comme je n’avais qu’un budget d’un seul dollar par jour, je profitais souvent de l’auto-stop pour piquer un somme. C’était l’aube naissante. Je me réveillais avec un double cauchemar. J’avais du mal à respirer. Beaucoup de mal. Notre camionnette avait pris le chemin des indiens Jivaros. Les coupeurs de tête, les artistes de la « cabeza reducita »ou tête réduite. A plus de 3 000 mètres d’altitude, on a de la peine à reprendre son souffle qui est subitement coupé à la vue de cette horrible marmite. Imaginez deux têtes humaines accrochées à un bâton trompant dans une liqueur diabolique. J’ai eu la « chance »de passer quatre jours et quatre nuits chez ces indiens ; j’en sorti tout aussi bête et mal informé. La tête de l’ennemi devrait bouillir dans une décoction d’herbes sauvages. Combien de jours ? Combien de mois ? La tête devra ensuite s’égoutter sur un bâton et sécher longuement au soleil pour se ratatiner et replonger à nouveau dans le chaudron d’Astérix. Le secret  restera complet. Quand, comment et combien de temps ? Nul ne vous le dira. Les Jivaros arboreront à leur ceinture la tête réduite accrochée par ses cheveux, afin d’exhiber leurs victoires. La tête que j’ai achetée chez eux pour un seul billet de dix dollars et qui est toujours présente dans mon petit musée du voyageur est-elle authentique ? De qui est-elle ? Quel est son crime quel est son mal ? Je l’ai affectueusement nommée « Pedrocito » car elle fût peut être celle d’un « Pedro » …

 

Mon pas ralenti. Les berges du lac de Tunis se parent subitement d’un soleil flamboyant. Je revois encore un cliché de cette pellicule dite le « voyage de la  vie ». C’était un train damné. Un train interdit. Un train réellement dangereux. Deux années après l’accident de Tchernobyl, je décidais d’aller visiter cet enfer nucléaire à Kiev. En Ukraine, on me ferma toutes les portes d’accès à l’exception d’un ami ambassadeur scandinave. Aussi fou que moi, il comprenait cette pulsion qui me poussait à m’approcher le plus près possible du site nucléaire de Tchernobyl. Pour éviter les rouages de l’administration, la police et les permissions, il n’y avait qu’une seule solution : paré d’un ange gardien, le propre garde du corps de mon ami ambassadeur, je prenais le train qui allait de Kiev à Minsk en Biélorussie voisine ou Russie Blanche. Il a suffit de quitter le train à une gare et mon ange gardien, ce « Dieu voyageur », su à nouveau et encore me protéger, aux confins de Tchernobyl.

Mais qui est donc ce Dieu voyageur ? Il est tout simplement pieux comme un moine, bon comme du bon pain et clément comme un seigneur et porte le nom de « Hasard ». Il suffit de l’attraper au bon moment.

 

EISKAFFE et CALYPSO

Retombant sur terre je suis gratifié à nouveau par la générosité de mon Dieu préféré. Ereinté  par ma course folle du matin et ayant toujours la folle envie de boire mon expresso, je vois sans la voir une cafetière sur une étagère. La course prend fin. Le temps s’arrête. L’air se fige et l’atmosphère se cristallise et prend la forme féminine et langoureuse d’une amphore romaine. Celle d’une cafetière jaune. Je la vois déjà produisant un « café mexicain » à la cinnamome, un « Wienerwald » saupoudré de chocolat, un « Eiskaffe » glacé et parfumé à la vanille et à la fraise, un « Edelweis » au fin bourbon ou un délicieux café qui adopte le rythme « calypso » pour mériter son nom avec une bonne dose de rhum antillais et un zeste d’ananas.

La cafetière me regarde, me nargue, me tente et m’invite…Mais, il y a un mais. Je suis bêtement face à une vitrine d’une agence commerciale. A portée de main, de l’autre côté de ce mur de verre, une belle nymphe matinale s’étire langoureusement et ne se sachant pas vue, baille aux corneilles. La nuit fût-elle donc si coquine ou le travail du matin est il si harassant ?

Tout va très vite.

-          « Mademoiselle, je sens que vous avez une forte envie …de café ! »

-          « Oh ! si seulement. J’en meurs d’envie… »

-          « Sésame ouvre toi ! Tout cela est possible mais il me manque une seule chose madame ! »

-          « Quoi donc monsieur ? »

-          « Une seule bouteille d’eau pour mettre cette cafetière jaune, votre cafetière, en marche … »

Sans réfléchir et sans penser, la voilà qui met la cafetière en marche, à sortir de belles tasses de porcelaine blanche et un paquet de biscuits croquants.

Quinze minutes de rire, de bonheur, de carpe diem… »

- « Dites donc ne me dites pas que les voyageurs n’ont pas de Dieu ? »

 

 

Par Rached Trimèche
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