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Rwanda,

tant de morts pour rien

 

 

                                                                                              Par Rached Trimèche

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            Kigali. (juin 1996). Douze heures de voyage pour relier Tunis à Kigali en avion privé avec une première escale à Tabarka pour prendre la jeune équipe tunisienne de football, et une seconde escale à Djedda en Arabie Saoudite pour profiter de l’assistance technique de Tunisair et faire le plein de Kérosène. L’avion est aux trois-quarts vide et à chacun de se demander quel est le nombre de cadavres qu’il va croiser au Rwanda. L’ignorance des touristes frise souvent l’invraisemblable.

 

            C’est un petit aéroport de brousse qui nous accueille de nuit à Kigali avec une chaleureuse bienvenue du Comité Sportif du Rwanda. Les formalités du seul avion du soir se réduisent à leur plus simple expression et deux minibus blancs nous débarquent en ville à l’ancien hôtel Méridien devenu Umubanu, où nous attend Emmanuel Rutayisivi, l’Ordonnateur Trésorier du Rwanda et néanmoins grand responsable sportif .

Quelle splendeur! Cet hôtel n’a rien de commun avec ceux du Nigeria ou du Burkina Faso où nous étions l’an passé. Nous sommes dans un superbe quatre étoiles repris par un Libyen argenté qui en a fait un joyau national au lendemain d’un génocide qui fit en cent jours 1 200 000 morts, soit près de 12 000 morts par jour ou encore 500 morts par heure, pendant cent jours consécutifs. Durant tout mon séjour ce chiffre a valsé de 500 000 à 2 millions de morts et c’est finalement 1 million 200 mille morts qui reste le plus probable selon les responsables de tout bord. Ni la guerre du Vietnam, ni celle d’Algérie ou du Cambodge, ni même les deux guerres mondiales n’ont fait autant de morts en si peu de temps. Le mot de génocide n’est hélas pas de trop. Nous y reviendrons.

 

            Le sourire, la gentillesse et la courtoisie de tous les Rwandais déjà rencontrés nous impressionnent encore plus et l’on ne peut que se demander: “Ces gens ont-ils autant tué, autant souffert et ont-ils foulé autant de cadavres? ”

Notre soirée se passe entre quatre nouveaux compères, supporters de l’Equipe Nationale Tunisienne, dans un café voisin de l’hôtel. Les lumières sont tamisées et les trois échoppes mitoyennes font la fête en commun avec une musique poussée à son maximum. Au premier magasin, seuls l’alcool et le chocolat sont en vente. Le whisky Johnnie Walker se vend par bouteille d’un litre, d’un demi-litre, ou d’un quart de litre. Une première mondiale avec une même bouteille qui peut se vendre à deux, trois ou quatre clients. La seconde boutique est une épicerie de 4 m2 où les biscuits parisiens côtoient le chocolat suisse et les bonbons anglais. C’est au troisième magasin qu’il y a foule. Quatre tables noires et valsantes réunissent une vingtaine de jeunes gens et de filles hilares et hirsutes. Nous sommes vite entourés par une quinzaine de jeunes de trente ans, femmes et hommes, cadres dynamiques du pays.

 

            L’un d’eux, propriétaire de deux poids lourds pour import-export entre le Burundi, le Zaïre et le Rwanda, accepte de nous emmener dans sa petite voiture japonaise pour nous faire visiter Kigali by night. Ankylosés à l’extrême, engouffrés à six dans cette voiture, nous n’avons droit ni à un stop, ni à un intermède quelconque. Une heure de “boîte à sardines” à travers une dizaine de collines au pays des mille collines pour n’entrevoir que quelques façades d’édifices bien sombres et, de temps à autre, une banque faiblement éclairée.

Etant dans un pays où le fret aérien coûte en moyenne 5 US $ le kilo, il ne faudra pas s’étonner qu’une bouteille d’eau minérale étrangère coûte 6 $ au moins, et qu’il faudra contribuer à l’essence à de notre ami “conducteur-kamikaze” par un coupon de 10 $. Tôt le lendemain, nous allons vers l’hôtel “Mille Collines”, qui fut une noire page d’histoire en 1994 lors du génocide, pour louer une voiture. De marchandage en marchandage, nous réussissons à avoir une Toyota bleue en bon état et à assez bon prix.

Avant d’aller en cavale à bord de notre Toyota, voyons un peu la situation du Rwanda.

 

 

LOVÉ DANS LES COLLINES

 

            En Knyarwanda, cette langue dérivant du kenyan et du rwandais, Rwanda  signifie “celui qui aime la pureté et qui va vers elle”. Les génocides successifs seraient-ils par malheur la signification même de cette traduction?

C’est la faible surface du pays avec 26 338 km2, soit le 1/5 de la Tunisie, et les mille collines du Rwanda qui sont un réel problème. Dans un pays où le paysan ne vit que des ressources agricoles, il n’y a certes pas assez de terres arables et productives. C’est ainsi qu’à travers nos randonnées, nous sommes extasiés et ébahis par tous ces lopins de terre où chaque mètre carré est travaillé soigneusement pour un rendement maximum. Dans ce pays, les hauts reliefs peuvent atteindre 4 507 m d’altitude au mont Karisimbi surplombant la Rift Valley occidentale qui a peut-être vu la naissance du premier être humain. Dans ces montagnes, le climat devient tropical d’altitude avec deux saisons, l’une de pluie et l’autre sèche. Neuf millions de Rwandais vivotent ainsi entre montagnes, marécages et vallées, à 300 km au sud de l’équateur, enclavés entre l’Ouganda et le Zaïre au nord et à l’ouest, le Burundi et la Tanzanie au sud et à l’est.

 

            La Rift Valley est cette grande faille d’Afrique, cette fracture de la plaque tectonique africaine qui s’étend le long de la Mer Rouge. Cette faille a creusé un profond fossé d’effondrement occupé à l’ouest par les lacs Kivu (que nous allons visiter), Mobutu, Idi Amin et Tanganyika, et a fait surgir des chaînes de volcans dont certains sont toujours en activité. Tout cela a commencé il y a près de 400 millions d’années et s’est amplifié à l’ère tertiaire, soit il y a 50 millions d’années à peine, époque où les Alpes, l’Himalaya et les Andes se sont formés sur terre.

 

            On prétend que c’est au Rwanda que le Nil Rouge prend sa source et le Burundi voisin en dira tout autant. Le troisième fleuve du monde, le Nil, avec 6 671 km, a sa source au nord du Rwanda, au lac Victoria qui s’étend sur l’Ouganda, la Tanzanie et le Kenya, et emprunte un sens unique au monde Sud/Nord, traverse quatre zones climatiques différentes, et se termine par un delta à sept branches long de 200 km et large de 160 km.

Partant du lac Victoria, le Nil traverse ainsi les lacs Khioga et Mobutu, puis la plaine soudanaise où il prend le nom de “Bahr El Djebel” et deviendra ensuite le Nil Blanc qui confluera avec le Nil Bleu à Khartoum.

EXCURSION

 

            Ce matin à neuf heures, nous sommes déjà sur le pied de guerre dans un pays enfin en paix. Nous sommes quatre à avoir décidé d’affronter les pistes du Rwanda pour aller vers le lac Kivu au nord-ouest du pays. La voiture de location semble à première vue parfaite et le moteur très puissant.

Nous sommes déjà à près de 1 500 m d’altitude et la route asphaltée est belle et bien entretenue. De partout une forêt équatoriale dense et très verte pousse sur une terre rouge qui n’est plus très ferme à cause des fortes pluies de l’année. Au bout d’une heure de route, notre erreur d’itinéraire apparaît. Nous sommes sur la route de Gitarama au sud-ouest et non sur celle de Ruhengeri, au nord-ouest. Tout à fait le contraire. Il ne reste plus que deux solutions: revenir à Kigali et perdre deux heures au moins sur la journée, ou affronter les petites pistes routières insolites qui vont vers le lac Kivu.

 

            En une heure de route, nous n’avons fait que 30 km et des paysans nous déconseillent déjà de poursuivre notre chemin vers le lac Kivu en direction de Kibuye sur le lac, pour rejoindre ensuite la ville de Gisenyi située sur ce même lac. Le problème est grave: la route séparant Kibuye de Gisenyi est encore parsemée de milliers de mines amorcées et menaçantes. Le choix se limite à sa plus simple expression. Il ne nous reste plus qu’à  emprunter une troisième voie de montagne en mettant le cap sur Bwakira et Kabaya afin de rejoindre la grande route asphaltée qui relie Ruhengeri à Gisenyi et réparer ainsi notre erreur du matin.

 

            Au pays des 1000 collines.

 

            Un cri poussé par les trois passagers fait sursauter notre jeune conducteur qui vient de défoncer sans le savoir une barrière de police. Soudain, cinq militaires filiformes  au visage fin (d’origine Tutsi?), en tenue kaki délavée, aux godasses rapiécées et l’air dans les nuages encerclent notre Toyota et, mitraillette au poing, nous ordonnent de quitter la voiture. La barrière était une simple ficelle noire très peu visible. Un registre migratoire recueillera le matricule de notre véhicule ainsi que le détail de notre itinéraire. Vingt minutes plus tard, nous sommes à nouveau libres. Partons à l’aventure à l’heure même en cet été 96, où le Burundi voisin décide de “vider” tous ses camps de réfugiés. 200 morts en une seule journée et l’on parle déjà de génocide au Burundi en pensant aux 1.200.000 tués du Rwanda frontalier. Poursuivons notre aventure au Rwanda, au pays des 1000 collines.

                                                          

Les quatre compères voyageurs en jeans et au fou rire communicatif ininterrompu ne font plus attention aux pierres tranchantes qui égrènent leur piste, à       2 500 m d’altitude. Un bruit mat et strident alerte notre conducteur émérite qui a déjà tout compris. Cette crevaison n’est pas si simple. La clé qui doit dévisser les boulons du pneu n’existe guère et point dans cette voiture de location munie pourtant d’une roue de secours à la paroi bien lisse. En quelques secondes, cette route déserte se transforme en une véritable place publique. Une trentaine de petits noirs de huit à dix ans surgissent de partout. Leurs traits sont fins et leurs visages souriants conservent un voile de terreur, d’yeux qui ont vu tant de parents, d’amis et de voisins massacrés à coups de machettes. L’un d’eux conduit deux beaux zébus noirs hautement cornus, semblables à deux vaches qui sont loin d’être folles. Quelle astuce, Madame la Vache, de pouvoir descendre cette côte abrupte en ne se servant que de quatre petits sabots portant plus de 400 kg? La dextérité et les gènes y sont pour beaucoup.

 

            Nous attendons patiemment le passage d’un véhicule quelconque pour nous dépanner et soixante minutes sont déjà écoulées. Les gamins sont toujours aussi souriants et surtout silencieux. L’un d’eux, aux yeux ronds comme une bille et à la boule rasée, vêtu d’un semblant de short noir et d’un bout de chemise qui fut blanche, tient une large machette à la main droite et une grosse et longue tige de canne à sucre à la main gauche. Sans frémir, il s’approche, et d’un geste brusque et inattendu, il tournoie sa machette à 180° et décapite 20 cm de... canne à sucre qu’il veut nous vendre pour un seul franc rwandais. La “ surprise-peur ” passée, nous voici comme tous ces indigènes en train de mâcher cette vivifiante plante si riche en sucres.

 

            Soudain la Providence paraît sous la forme d’un vieux bus japonais vert des années cinquante avec un conducteur portant sur la tête un petit couvre-chef de toile blanche, signe des très rares musulmans du Rwanda. Les salamalecs  fusent de toute part et le changement de pneu se fait en un clin d’œil. Mais notre sauveur refuse de partir et nous intime l’ordre de le suivre. Ne comprenant rien à ce manège, nous suivons bouche cousue notre secouriste des montagnes sur la seule piste de ces lieux. Au bout de trente minutes, notre sauveur au bus vert quitte la piste pour une pseudo-piste qui na plus de piste que l’ombre d’une piste. Oui, nous somme bien au Rwanda, au cœur même des montagnes, isolés de toute part...

 

Faux sur toute la ligne!  A cent mètres à peine, jaillit une guérite de 2 m2 arborant en français onze lettres magiques: “Boulangerie”. Notre boulangerie est surtout un débit de tabac qui marque l’entrée d’un village extra-planétaire. En moins d’une minute, plus de cent cinquante personnes nous envahissent de toute part pour nous guider vers le grand manitou du village de montagne qui saura, dit-on, réparer notre pneu crevé. Le vulcanologue ne l’est point, et le mécano de service est tout simplement un cycliste qui, en une heure de temps, saura coller un parfait emplâtre à notre devenu pneu de secours. Cette heure d’attente devient un véritable voyage dans le voyage.

Mais essayons de remonter d’abord le cours du temps en attendant la réparation de notre pneu de secours.

 

CENT ANS DE GUERRE

 

            Cela fait près de cent ans que les Tutsi et les Hutu s’entre-tuent sans pitié et sans arrêt. Le dernier génocide n’est qu’une étape dans ce massacre mais sûrement la plus importante. Au fond, tout pourrait se résumer à l’arrivée des Allemands en 1890 au Rwanda. Les grandes puissances occidentales de l’époque avaient tout simplement décidé d’octroyer à l’empire allemand le Rwanda ce pays du bout du monde enclavé entre le Zaïre, le Burundi, la Tanzanie et l’Ouganda. En 1914, les Allemands cèdent le Rwanda et l’Urundi aux Belges qui connaissaient bien l’Afrique pour être déjà présents au Congo Belge voisin, devenu Zaïre. Dans ce pays des mille collines, les Belges décident de distinguer  trois races: celle des Tutsi dits longilignes au nez fin et aux traits marqués (15%), celle des Hutu, plus trapus et plus guerriers (84%), et enfin celle des descendants de pygmées à l’allure typée, avec leur petite taille légendaire (1%).

 

            Les Tutsi-voyageurs formaient déjà une caste noble au sang bleu et devenaient les chefs de villages. Contrairement au Congo Belge, le pays ne recélait ni diamant, ni pétrole. Les richesses minières étaient pratiquement inexistantes, mais tout comme pour Paris, Kigali valait bien une messe. Voilà que les missionnaires catholiques trouvent le talon d’Achille de cette structure rwandaise en cooptant dans une large croisade les Tutsi à leur église. Devenus chrétiens, ils jouaient en quelque sorte le rôle d’intermédiaire entre le colon  et la colonie.

 

            La Belgique qui gérait au départ en 1922 un royaume formé du Burundi et du Rwanda, le “Rwanda-Urundi”, rattache trois ans plus tard le Rwanda au Congo Belge jusqu’en 1959, date du soulèvement des Bahutu contre la monarchie féodale Tutsi qui s’acheva réellement en 1961 par le renversement du roi, le Mwami Kigali V, pour aboutir le 1er juillet 1962 à l’indépendance qui donne le pouvoir aux Bahutu (pluriel de Hutu). Le même jour, le Burundi est aussi proclamé indépendant.

Si les massacres des Tutsi, minoritaires et jalousés, commencent ça et là pendant la colonisation belge, c’est au moment de cette indépendance que le premier massacre éclate avec des milliers de Batutsi tués souvent et lentement à la machette.

 

            Pendant les décades suivantes, les Tutsi s’étaient réfugiés au Zaïre et au Burundi voisins, pensaient regagner le pays avec l’indépendance, et comptaient même reconquérir le pouvoir. Dès leur entrée, ils sont refoulés et massacrés. C’est ainsi que l’on dénombre un an plus tard, en 1964, 20 000 Tutsi massacrés à coups de marteaux à tête cloutée, de machettes tranchantes qui servaient à couper la canne à sucre et de revolvers rouillés. Survient alors en 1973 un coup d’Etat militaire qui porte au pouvoir le Président Grégoire Kayibanda.

 

            L’histoire des réfugiés est bien compliquée. Voilà que les Burundais viennent se réfugier à leur tour au Rwanda, suivis des réfugiés Ougandais. Ces réfugiés sont, dit-on, d’origine rwandaise et souvent Tutsi, ce qui donne prétexte et raison à de nouveaux massacres par dizaines de milliers de personnes.

 

KAGAME ET VIGNE

 

            A cette époque des massacres des Tutsi par les Hutu, le Gouvernement Juvénal Habyarimana refusait le retour des réfugiés des pays voisins dont Kagamé, le célèbre Rwandais qui aida M. Vigne à s’installer à la tête de l’Ouganda. L’ascenseur est rendu, et voilà Kagamé à la tête du FPR, le Front Populaire Rwandais, qui attaque le gouvernement en place au Rwanda. Ce dernier fait appel à des légionnaires français au début de l’année 1990 pour se défendre contre un FPR envahissant et tentaculaire à qui pourtant les accords d’Arusha avaient donné le nord du pays comme base. Envahissant, le FPR pénètre Kigali et installe son QG au beau milieu du Parlement. Le loup est dans la bergerie. La Radio des Mille Collines attisait les foules en les narguant: “Tuez les Tutsi”. Et voilà qu’un imbroglio sans fin se met en place, mêlant FPR et Hutu extrémistes qui combattaient la démocratie et se servaient de milices interarmées.

Le feu couvait, la haine s’étalait et l’étincelle éclata. Le mercredi 6 avril 1994, les Présidents du Burundi et du Rwanda  rentraient à Kigali dans un petit avion, le soir, porteurs des prometteurs accords d’Arusha. Un missile sol-air abat le Falcon présidentiel en plein vol tuant les deux Présidents, leurs invités, l’équipage et tant d’espoirs. Le lance-missiles est bien français, les légionnaires aussi et les extrémistes n’ont pas de couleur.

Le Général-Président rwandais vient d’être sommé à cette réunion de Tanzanie d’appliquer les accords d’Arusha en commençant par l’intégration du FPR dans une nouvelle armée nationale pacifique. Les extrémistes sentent le danger et c’est ainsi que la foudre s’abat sur le Rwanda et que la machine à tuer se met en marche. Le 7 avril au matin, la liste des Tutsi opposants assassinés est déjà très longue. Le génocide bat son plein.                                                 

            Aujourd’hui, en 1996, on dénonce haut et fort la France, bouc émissaire, qui aurait armé les milices de tout genre , qui n’a pas arrêté à temps les massacres et qui aurait indirectement aidé à éliminer les deux présidents. Mais à qui profite le crime? La réponse n’est guère convaincante et un tribunal international TPR jugera un jour les responsables d’un des plus grands génocides du siècle.

 

            Revenons à Kigali où le FAR, Forces Armées Rwandaises, est en place sous forme d’un gouvernement légitime qui prend le chemin du nord pour s’exiler au Zaïre et faire place au FPR qui prend les rênes en main. La rancœur est très grande et la raison n’a plus aucune raison. Le génocide commence à raison de 10 000 massacrés par jour et ne sont épargnés que les blessés qui ont la chance de se cacher sous les cadavres qui leur tombent dessus. Le vivant est ainsi sauvé par le mort à l’image du Colonel Chabert du roman de Balzac à l’époque de Napoléon. On massacre les Tutsi puis les anti-Tutsi, les Hutu puis les anti-Hutu, et enfin le fils de la voisine qui tua le cousin de sa cousine. On massacre pour massacrer, on tue pour tuer, et je repense à mon escapade forestière de mon premier jour d’arrivée où j’ai vu, sur un kilomètre de long, des dizaines de mansardes grises construites de pierre, où les portes et les fenêtres sont arrachées, d’où l’âme s’est envolée et où plus personne n’est plus jamais revenu.

 

            C’est que la situation est encore plus compliquée. Au départ, le jour où l’avion des Présidents fut abattu, les Hutu commencent à massacrer en surprise tout Tutsi qu’ils rencontrent et se sauvent à la frontière du Zaïre ou du Burundi. Chaque fuyard et nouveau réfugié avait déjà sur la conscience 10 à 100 morts. Les deux premières semaines furent les plus mortelles, et c’est juste après que les  opposants de toutes sorts se donnent à la délation, à la trahison et surtout à la revanche, et c’est ainsi que l’on perdit toute raison de tuer. On tuait pour tuer, parce qu’on voulait se venger. De qui? Personne ne le sait plus.

D’autre part, en 1990, le FPR composé des enfants des Rwandais qui ont fui les pogromes des années soixante, passe à l’offensive et attaque à partir de l’Ouganda le nord-est du pays. Le 1er octobre 1990, des rebelles Tutsi du FPR venus d’Ouganda envahissent le nord du Rwanda. La France intervient auprès de son ami le Président Habyarimana qui s’ouvre rapidement au multipartisme et dont l’épouse trouvera refuge à Paris en 1993.

De son côté, l’ONU s’adresse en 1995 au Président rwandais, Pasteur Bizimungu, en d’autres termes et lui propose même la création d’un Hutuland et d’un Tutsiland étalés entre le Rwanda et le Burundi voisin, 37 ans après la séparation définitive des deux pays.

 

            Aujourd’hui, le Burundi a en vue les mêmes problèmes que le Rwanda entre les Hutu et les Tutsi, et le Général Mobutu du Zaïre n’est pas prêt à recevoir d’autres réfugiés, il a déjà trop à faire avec le million de réfugiés Hutu du Rwanda qui sont encore sur son sol.

Les dirigeants des six pays d’Afrique de l’est et du centre se réunissent le 25 juin 1996 à Arusha au nord de la Tanzanie pour tenter d’éviter une catastrophe majeure au Burundi, et initier peut-être une réconciliation entre Hutu et Tutsi. Nyerere, ancien Président de Tanzanie, a l’aval des Nation-Unies et de l’OUA pour jouer les médiateurs, tout comme l’ancien Président américain Jimmy Carter.Il est nécessaire d’éviter un second génocide dans cette région des “Grands Lacs”. Depuis la tentative du coup d’Etat du 21 octobre 1993 où le Président Hutu du Burundi, Melchior Ndadaye, a été assassiné, les violences et les représailles sont hélas presque quotidiennes.

 

LA PANNE

 

            Reprenons notre excursion, notre panne de voiture et l’attente du cycliste-vulcanologue.

Imaginez à près de 3 000 m d’altitude un village qui vit son jour de marché hebdomadaire et qui reçoit un millier de paysans venus de 100 km à la ronde. Les étals et les étalages épousent la forme des collines avec la construction de deux rampes d’escalier distantes de 400 m et reliées par cinq immenses rangées de tables en béton construites depuis fort longtemps. Les cinq rangées superposées forment ainsi cinq “souks” différents.

 

            Au rez-de-chaussée aérien de ce méga-supermarché, les fruits sont rois. Les petites bananes, jaunes et tordues, se vendent par un demi ou un quart de régime. Les avocats, les mangues et les fruits de passion se vendent à l’unité. Cette mangue de deux kilos pousse t-elle donc aux hormones? Sûrement pas dans cette forêt généreusement arrosée à l’orée de l’équateur. Un étage plus haut, c’est le “souk” des étoffes. De splendides batiks ou tissus imprimés reflètent tout l’art de ce peuple si aimable et asservi. Une étoffe jaune et brune de trois mètres fera le voyage de Tunis et meublera un pan de mur en souvenir de cette crevaison de montagne. Les troisième et quatrième étages sont une véritable brocante où la friperie est reine et souveraine, avec des “made in USA” à la pelle.

C’est au dernier étage que nous nous attardons. La première de ces dames aux trois-quarts masquée par un tissu sombre et flottant fume discrètement une pipe et me rappelle mon passage au lac Titicaca à la frontière péruvienne il y a déjà plus de vingt-cinq ans. Ces dames ont en commun le silence, le long silence, le passage des siècles et la grandeur de l’âme dans une misère physique sans pareille. Une centaine de dames, sans âge ni expression, font de leurs foulards jaune et rouge une table d’exposition à-même le sol. Des cornes de rhinocéros en poudre aphrodisiaques, des osselets magiques, des épices de toute sorte, du poivre bien rond et des poivrons séchés, tout comme des cailloux bien taillés et rugueux sont présentés sur ces étals. Une feuille de banane séchée et blanchie est présentée par la cliente muette qui se fera poser dans ce sac végétal mystérieux quelques grammes de telle poudre et quelques onces de telle autre en échange d’un billet de banque où plus rien n’est déchiffrable. Les apothicaires de tout temps ont su soigner d’abord par le mythe, la croyance et d’autres par le verbe comme le cher confrère Couet qui fit de l’autosuggestion une véritable thérapie. La sorcellerie et les superstitions de toute sorte sont certes présentes sur chacun des foulards de ces dames.

La foule des enfants qui nous encerclent se distingue par deux choses. Ils sont cent, quatre-vingt ou cent vingt, qu’importe, mais ont d’abord ceci de commun: un réel respect de l’étranger et un aimable sourire qui ne quitte guère et point leurs visages d’anges.

 

            De retour vers notre cycliste, nous voulons fêter cette réparation par une boisson fraîche. La première boutique où l’on rentre est une fausse alerte et je me revois en flash-back aux année soixante-dix alors que j’étais un jeune reporter de guerre au Vietnam. J’avais un jour, sur le chemin du retour, découvert au pays voisin, le Laos, une véritable et légale fumerie d’opium. Je revois encore intacte et vivante cette image à Luang Prabang, capitale impériale du Laos, cette immense salle aux vapeurs éthérées et mystiques parsemée de tapis de tout genre et de nattes jaunies. Là, une vingtaine d’hommes à la pupille dilatée et au cerveau au zénith fumaient leur opium en paix et en liberté. Je revois encore ce vieil allumeur de pipes, un véritable sac d’os gesticulant avec dextérité, qui passe devant ses clients drogués pour les aider dans leur “trip” et leur évasion en calant ou en allumant tel ou tel ingrédient.

 

            Tout cela ne dure que quelques secondes et me voici de retour au Rwanda dans une pièce de 4 m2, un taudis de chaume, de terre et de glaise avec trois banquettes grises sur les côtés sur lesquelles une dizaine de jeunes très vieux quinquagénaires semblent siroter un genre de biberon. Au Rwanda, pour oublier le 1,2 million de morts, le million de réfugiés, les 105 US $ de PNB par tête et par an et la misère de toutes les misères, on se donne à cette douce drogue nationale qui est providentiellement produite par le sol du pays.

 

            Ici, la banane a trois vertus. La première banane est un simple fruit consommé comme tel. La seconde, de taille supérieure, sera coupée en fines tranches pour constituer les pommes frites du pays, cuites à l’huile. La troisième enfin sera enterrée par régimes entiers sous terre pour mûrir et sera ensuite macérée jusqu’à l’obtention de cette célèbre bière de banane, la urwagwa. Cet alcool à bon marché est beaucoup moins élaboré que la bière de sorgho et la bière d'élesine très courantes au Rwanda.

L’un de ces personnages qui doit être à son troisième litre de jus de la journée, apprenant que nous venions de si loin, nous récite dans un français ancestral certains proverbes rwandais tout en nous souhaitant la bienvenue dans son pays: “Il n’est point de voyageur, si matinal fût-il, qui boucle l’étape qui le sépare du cœur d’un autre homme”, ou encore: “La victoire tue”, “La douleur d’autrui est supportable” et enfin “Le bâton brise les os mais il ne brise pas les mauvaises intentions”.                              

 

            Nous reprenons notre chemin et la route devient de plus en plus mauvaise, avec toutefois cette chance énorme, l’absence de pluie qui nous aurait embourbés dans des lits de rivière pour de longues semaines. La végétation change. Des conifères apparaissent, au long cou emmanché d’une cime gourmande de soleil et d’oxygène, au-dessus de cette flore si dense et étouffante.

La végétation paraît préhistorique. L’altitude et l’humidité rendent les bambous et les fougères gigantesques, et l’épais brouillard donne au lichen de longues chevelures qui s’étalent sur les tapis de mousses brunes et jaunes gorgées d’eau comme des éponges. Des fleurs géantes blanches et rouges côtoient des lobélies et des séneçons énormes, sortes d’artichauts suspendus à des troncs filiformes et moussus.

 

TROTTINETTE-VOITURE

            Plus loin dans la forêt, on emprunte les traces de la naturaliste américaine Dian Fossey et de son film “Gorilles dans la brume”. Les gorilles ne sont plus chassés et tués, la menace est suspendue et King Kong peut aller se rhabiller aux vestiaires d’Hollywood. Le gorille reste ce végétarien pur et surtout pas carnivore qui préfère se nourrir de fruits, de racines, de tiges et de feuilles, et qui ne devient agressif que quand il est menacé. Le Rwanda est le seul endroit où l’on rencontre encore le gorille de montagne avec des poils longs, des mamelles importantes, des bras courts et un tronc plus large. Avec l’âge, le poil devient blanc et le gorille est alors appelé “dos argenté”. On prête vingt-deux sons différents aux gorilles qui peuvent ainsi s’exprimer entre eux, en plus des rots qui fignolent leur langage.

 

            Un pont tout neuf apparaît soudain à un tournant. Nous voici sans le vouloir entourés d’une dizaine de jeunes garçons de 12 à 15 ans. Ils sont tous en train de mâcher une herbe quelconque ou un bâton effeuillé. La faim n’existe pas au Rwanda, il suffit d’arracher une quelconque plante et de la mâcher pour se caler l’estomac. La vue sur ce pont est superbe. Les plantations de thé pareilles à des rizières d’Indonésie forment un écrin à ce lieu où nous sommes. Mais voilà qu’une curieuse machine nous effleure en coup de vent. Il ne s’agit ni d’une Porsche, ni d’une Ferrari, encore moins d’une moto BMW ou d’une bicyclette, mais d’un curieux véhicule fabriqué par le paysan rwandais. C’est un genre de trottinette grossièrement taillée dans du bois d’eucalyptus avec un guidon au devant et un pseudo siège en arrière. Elle est supportée par deux roues en bois recouvertes de morceaux de caoutchouc ficelés, récupérés dans de vieux pneus. Il est possible au conducteur d’agir et de freiner en appuyant sur un morceau de caoutchouc intercalaire placé sur la roue arrière et qui n’attend que la pression du talon du pied pour freiner la roue. Mon 126ème pays visité est bien curieux.

Nous essayons à tour de rôle cet instrument hétéroclite dont les paysans se servent pour transporter leurs marchandises dans un pays où l’âne, le cheval et le mulet sont inconnus. Curieusement, on ne rencontre presque pas de chats ni de chiens au Rwanda. Cette trottinette sert aussi de moyen de locomotion pour deux ou trois personnes à la fois sur son mètre de long.

Le plus époustouflant dans cette journée de route était de voir des centaines, des milliers de piétons chargés, marchant silencieusement au bord de la route. La transhumance dans son sens hélas le plus “Larousse” du terme.

 

            Soudain se dresse une plaque bleue nous sommant de ralentir à 30 km/h. Voici enfin le camp de réfugiés que je voulais visiter. L’horreur et la misère ont peu de qualificatifs pour être décrites. Ici, sont logés près de 5 000 réfugiés qui rentrent du Zaïre et qui attendent d’être réinsérés au Rwanda. Seules la belle verdure et la végétation donnent une beauté à ce camp HCR où les réfugiés sont à même le sol. Nous sommes d’emblée invités silencieusement à nous mettre sur le côté pour laisser passer ce funèbre cortège. Dans un hamac en osier tressé recouvert d’un drap noir et porté par deux bâtons attachés à chacune des extrémités du hamac, un mort quitte les lieux pour son dernier voyage. Une dizaine de fidèles conduisent en silence la dépouille vers un lieu plus calme et plus décent. A gauche du camp jaillit toute blanche et insolente une citerne d’eau vivifiante face à une série de vespasiennes et à une hutte recouverte d’un immense drap bleu aux couleurs de l’UNICEF. Dieu que la guerre est terrible.

 

            Deux heures plus tard, nous voici enfin sur la route nationale que nous aurions dû emprunter dès le départ, mais qui nous aurait privés de cette extraordinaire crevaison. Gisenyi enfin. Sans trop le vouloir ni le refuser, notre sympathique conducteur accepte de se mêler à ce cortège beuglant et klaxonnant. Le flot de vingt véhicules s’arrête devant l’entrée principale de l’hôtel Méridien de Gisenyi et nous voici pris dans le flot de parents et amis de jeunes mariés. Fini le village du vulcanologue-cycliste. Ici, au premier étage de l’hôtel, une vaste salle peu éclairée et à la coupole basse reçoit près de 300 invités assis en arc de cercle face à un large divan de cuir noir. En boubou coloré, en robe longue, en taffetas, en satin ou en soie, ces dames sont assises auprès de leurs maris en jaquettes noires et cravates blanches. La Case de l’oncle Tom.

 

            Soudain jaillit une vahiné, une plante équatoriale filiforme et ensoleillée. 1,80 m de grâce et de sourire confondus, avec des dents blanches comme du bon sucre et une chevelure lisse avec un petit nez retroussé et des traits fins et marqués. Cette femme Tutsi voilée d’un large foulard orange aurait pu être une belle Suédoise teinte d’un noir divin. Avenante et aguichante, elle nous sert un coca tiède et nous emmène vers le siège principal où trône sa nièce, la timide mariée. Dieu, que la tante est belle!

 

5 MILLIARDS D’ANNEES

           

            Au jardin de l’hôtel, le soleil est fatigué et se prépare à se lover entre la frontière zaïroise et celle du Rwanda, à l’autre bout du lac large d’une dizaine de kilomètres et long de 120 km environ. La boule de feu, qui n’a plus que cinq milliards d’années à vivre, se fait coquette et passe du blanc au rouge feu, en passant par l’orange et la lie de vin. Dans cette forêt du bout du monde, l’homme est plus que jamais cette plante évoluée qui un jour, avec ou sans Big-bang, prit naissance au creux et au sein de deux précieuses molécules H2O pour évoluer ensuite, au cours de milliers ou de millions d’années vers un rameau d’ADN qui par la grâce de la photosynthèse enfantera, sans césarienne aucune, la Vie. Beaucoup plus tard, cette plante évoluée engendrera l’Humain, l’homo faber et l’homo sapiens.

            Un serveur en papillon noir, veste rouge et chemise blanche, le bras gauche derrière le dos et la main droite tenant un plateau en son centre, se présente majestueusement du haut de son 1,60 m et serait déjà Hutu pour les touristes. Il nous propose la carte du bar.

Là, en ce bout du monde, au bord du lac Kivu, notre table devient un festin de César où les bières “Primus” fraîches se suivent et s’entrechoquent, accompagnant de belles brochettes de veau, de croustillantes pommes frites belges en souvenir de l’ancien occupant, et de bons fromages français sans penser à la Légion Etrangère qui fut peut-être indirectement à l’origine de ce génocide selon le tout-Kigali en armant et en exerçant les bandes rebelles.

Trois médecins bénévoles australiens viennent nous rejoindre, et nous voici tous chantant à tue-tête et les pieds dans l’eau la célèbre “Walt Sing Matilda...”, véritable hymne nationale australienne qui évoque ce marcheur intrépide au sac (matilda) suspendu sur l’épaule au bout d’un bâton, et qui traverse le large désert d’Alice Springs où je me suis perdu et paumé à l’âge de vingt ans.

 

            A minuit, nous arrivons à Ruhengeri où une infusion de thé nous réveille et nous remet d’aplomb. A voir toutes ces collines de la journée, plantées comme des rizières de Bali en Indonésie et où le bon thé vert est inondé de soleil et d’eau, on comprend que le thé de ce soir soit si bon. Beaucoup plus tard, on retrouve avec joie une douche salvatrice dans notre bel hôtel de Kigali et Morphée ne sera pas du menu. Notre hôte libyen, propriétaire de cet hôtel de luxe, en a décidé autrement. Dans sa Jeep modèle 1996, où le plastique recouvre encore des sièges tout neufs, nous nous installons à cinq pour nous payer un Kigali by night que nous découvrirons ensemble.

 

            Notre premier arrêt est au “Piano Bar” où un véritable gorille en chemise rouge nous ouvre rapidement la porte en découvrant notre hôte compagnon. C’est une simple baraque, un ancien refuge militaire ou une étable modifiée qui nous accueille. A gauche sont agglutinées une dizaine de filles à la robe fendue à la hanche autour d’un bar noir dans un cadre noir et un décor bien noir. A l’opposé, à la droite de la salle, quatre jeunes Rwandais de vingt ans à peine s’essoufflent et s’exténuent devant un micro mal réglé qui amplifie au maximum cette musique jamaïquaine, américaine et anglaise à la fois. Le chanteur est paré de vêtements aux différentes teintes de noir qui fait rejaillir en ton sur ton sa couleur d’origine. Il est impossible de s’entendre parler et les boules Quiès ne sont pas servies par la maison. Nous acceptons par politesse quarante-cinq minutes de ce calvaire entrecoupé par l’heureuse arrivée de Marta la Hollandaise, responsable HCR du Rwanda qui sort ce soir trois jeunes et beaux garçons nés sur les berges des fjords de Norvège et qui découvrent avec des yeux effarés cette profonde Afrique qu’ils viennent soulager, avec le CICR et tant d’autres ONG.

 

ALCOOL ET SIDA

 

            Notre discussion est interrompue pour partir vers “Cadillac” ou le must de Kigali, la boîte “la plus in” de la capitale-village. Le parking aérien compte près de cinquante véhicules. Mais d’où viennent-ils donc? Les billets d’entrée achetés, nous voici éjectés dans un monde de rêve, de percussions, de rire et d’alcool. Une énorme piste circulaire groupe plus de deux cents personnes qui se déhanchent en tout sens, rythmées par une très belle musique et caressées par des faisceaux lumineux incandescents. Deux de nos compagnons découvrent pour la première fois l’Afrique. Leur surprise face à cette faune en furie est un délice pour le spectateur. Leur ignorance, leur timidité et leur éducation entremêlées face à ces dizaines de sculpturales filles longilignes en micro jupes sont inadaptées à ces lieux. Il est bien sûr exclu dans un pays où, dit-on, le SIDA infecte plus de la moitié de la population de s’aventurer à quoi que ce soit, mais il n’est pas interdit de rire et de danser de toutes sortes.

 

            Aux aurores, nous achevons cette longue journée pleine de péripéties de toute sorte en attendant le match de football pour lequel nous sommes venus et qui aura lieu quelques heures plus tard dans le stade n° 2 de Kigali où le gazon aura eu le temps de pousser cette nuit, j’espère, pour masquer les centaines de nids-de-poule inutiles et problématiques pour les joueurs venus de loin. Le vrai stade est encore en “état de guerre”. Notre Ministre Cigéviste Charles Murigande sera présent, tout comme le Premier Ministre en personne, et le public sera très digne et fair-play face à une Tunisie qui gagne 3 à 1.

Après ce match, nous n’aurons pas le temps d’aller demander une autorisation pour aller visiter les gorilles dans leur réserve à la frontière de l’Ouganda et du Zaïre dans le Parc National des Volcans. Les gorilles de deux mètres et les volcans de montagne insolites formant de véritables chaudrons de fer riches en carbonite seront pour un autre voyage, tout comme à l’est du pays, vers la Tanzanie, le Parc National de L’Akagéra et ses milliers d’animaux en quasi-liberté. Les zèbres, les antilopes voyageuses, les gorilles, les lionnes chasseresses, les singes de tous genres, les zébus, les éléphants, les tigres et les crocodiles seront également au rendez-vous d’un prochain voyage qui rassemblera j’espère tout un groupe de Cigévistes qui auront la chance et la joie de venir découvrir ce pays aux mille collines, ce Rwanda du bout du monde.

 

ECONOMIE

 

            Enclavé au cœur de l’Afrique, le Rwanda, un des plus petits pays de ce continent, vit à 90% de son agriculture. Les principales productions sont les bananes plantains, les patates douces, le manioc, le sorgho, 40 000 tonnes de café et près de 15 000 tonnes de thé, avec néanmoins un cheptel de 600 000 bovins et le double en ovins et caprins. Les seules ressources minières se présentent sous forme de près de 1 000 tonnes de cassitérite dont on extrait l’étain. Les seules cultures commerciales sont le café avec 20 000 tonnes et le thé avec 5 000 tonnes. En revanche, l’hydroélectricité est florissante au Rwanda en procurant 200 millions de Kw /h.

 

            Aujourd’hui, c’est une économie de subsistance qui est le résultat d’une guerre civile ou ethnique entre le FAR, Forces Armées Rwandaises, composé de Hutu, et le FPR, Front Patriotique Rwandais, composé de Tutsi. Le nouveau pouvoir s’est, dit-on, vite érigé en tribunal de Nuremberg et aurait permis le massacre de dizaines de milliers de personnes. Le TPR, ou Tribunal Pénal International pour le Rwanda, a enfin en ce mois de juin 1996 fait comparaître les trois premiers accusés du génocide. Le bourgmestre J.P. Akayesu,le chef milicien G. Rutaganda et le préfet K.C. Kayitshema plaident non coupables à Arusha en Tanzanie voisine, siège de ce tribunal exceptionnel. La lutte juridique sera longue et la justice sera peut-être rendue. L’Inde aurait déjà lâché un des criminels pour le rapatrier à Kigali, mais il fut cette semaine “évadé” en transit à Addis-Abeba en Ethiopie. Toute cette guéguerre s’annonce longue et compliquée. A ce jour, les milices armées s’infiltrent le soir dans les camps de réfugiés pour éliminer les témoins qui les ont vus tuer et assassiner. De nuit, ces milices regagnent en paix le Zaïre voisin et évitent encore le Tribunal TPR.

           

            Le 20 juin 1996 se réunissent à Genève trente pays donateurs pour venir en aide au Rwanda qui demande 800 millions de dollars, soit l’équivalent de son PNB global annuel. Mais ce pays dont le PNB par tête et par an est classé 232ème sur 232 avec 105 $ à peine, soit juste derrière le Mozambique, l’Ethiopie et la Somalie, n’aura pas les 800 millions de dollars demandés. La conférence de Genève se termine avec l’accord d’un don de 117 millions de dollars qui serviront à réinsérer les réfugiés, à trouver un meilleur sort aux innombrables prisonniers de tous genres, et à payer peut-être les frais de justice du Tribunal TPR présidé par le juge Kanna.

 

            Aujourd’hui, tout le monde veut tourner la page et oublier. Oublier ces cauchemars et se mettre au travail. Tout le monde en est conscient et tous refusent l’horreur à nouveau.

Gloire au vaillant peuple rwandais qui se prend en main et qui a décidé de faire de ce pays aux paysages paradisiaques un pays de Paix peut-être.C’est le propos même de la suite de notre reportage au Rwanda, où nous allons enfin et hélas nous pencher de plus près sur le génocide du siècle.

 

 

            Confortablement installé sur les trois sièges avant de la première rangée de notre avion du retour, la nuit semble arrêter son déroulement pour projeter dans ma tête toutes ces images, toutes ces rencontres, toutes ces interviews et toutes ces lectures sur le Rwanda dont on n’a pas encore parlé. Un match de football et une aventure à travers la forêt ne résument certes pas un génocide, mot dérivé du grec ou genos veut dire “race”, et cide “destruction”. Comment s’empêcher de reparler de ce génocide qui n’est ni guerre civile, ni politique, ni régionale. Une guerre d’une race qui en veut à l’autre, une race qui ne savait même pas en être une et qui à la force des ans et au poids de l’occupant se transforme en un véritable tueur vis-à-vis de l’autre.

 

            Après Auschwitz, on pensait avoir définitivement enterré le mot génocide. “Plus jamais ça!”, disait Churchill. Pour tuer un homme, la haine suffit. Pour en tuer un million, une organisation est nécessaire. D’où le génocide. A Kigali, les tueurs contrôlaient l’identité de leurs victimes sur les routes ou en se rendant directement chez elles. L’appartenance à la race Tutsi inscrite en toutes lettres sur la carte d’identité même du titulaire était déjà l’aveu du crime. Le tueur avait pour simple mot d’ordre avant de tuer de vérifier chez le prétendu Tutsi trois choses, avant de le passer à la machette: un nez fin, la mention Tutsi sur ses papiers s’il en a, et enfin sous l’aisselle des poils raides et non frisés. Le Tutsi passait ainsi de vie à trépas pour un crime dont il n’est pas coupable. Ceci rappelle étrangement la solution finale prônée en Europe durant la seconde guerre mondiale. Passaient à la machette non seulement les Tutsi mais les milliers d’opposants politiques Hutu, les militants des droits de l’homme, leurs familles, et tout paysan qui refusera de tenir une machette pour tuer ses voisins.

 

L’EGLISE AUX 1 000 MORTS

                                  

            L’église Sainte-Famille au cœur de Kigali se souvient avec des larmes de sang de ses 1 000 réfugiés,  hôtes de Dieu massacrés en quelques heures dans un bain de sang et de boue. Les éclats de vitraux et les branches de croix se retrouvent entre une chaussure d’enfant attachée à un reste de pied, un crâne trépané et une tête découpée. Plus loin, dans la commune de Ntarama à l’orée de Kigali, il ne reste plus de l’école et de l’église que des corps massacrés par centaines, gisant enchevêtrés et décomposés au milieu des bancs de bois. Plus loin encore, on découvrira les cadavres de ceux qui auront tenté de s’échapper et qui furent fauchés par gourdins, balles ou grenades. Le génocide est encore plus atroce. Les corps sont découpés en lambeaux. Une boucherie à ciel ouvert sur plus d’un hectare.

 

            Et dire qu’au départ le Belge avait fait du Tutsi-voyageur qui serait venu d’Abyssinie, lieu de rencontre de la Reine de Saba avec Salomon, un pseudo européen devenu Rwandais Noir,un bel homme élancé, contrairement au nègre Hutu au front bas et au crâne brachycéphale qui composera la classe des serfs. On expliquait ainsi dès le début du siècle que les Batutsi (pluriel de Tutsi en langue Kinyarwanda) formaient une caste privilégiée et supérieure. Une race dominante. En 1959, beaucoup plus tard, le ton change et on demande  à la masse Hutu de libérer les postes administratifs occupés par les Tutsi, et au pouvoir de revenir aux Hutu, déclare le colon belge.

L’histoire est inversée. On prête maintenant le flanc aux Hutu contre les Tutsi et au Père belge Walter Aevoet de déclarer: “le premier génocide commença en 1959 avec la révolte des Hutu et les milliers de cadavres décimés dans la rue. Ceci était vécu comme la libération d’un peuple longtemps opprimé.

 

            Le cas de François Xavier, Procureur de la République, est un cliché, un exemple de ces noires journées de massacre: François Xavier apprend par radio la destruction de l’avion présidentiel et l’éclatement des émeutes à Kigali. Se sachant une cible privilégiée, il cherche avec son épouse un lieu de refuge pour éviter d’être assassiné. Tour à tour, les ambassades amies suisse, américaine et française lui ôtent tout espoir de refuge. Tout en sueur, traqué et terré dans sa maison, il entrevoit par la fenêtre de sa salle à manger les cadavres qui jonchent la rue et assiste au pillage de la maison d’en face et au flegme de ces miliciens grenade et fusil à la main qui tirent sur tout ce qui bouge. Une dizaine de téléphones auprès d’autres amis sont tout aussi négatifs. Personne ne veut donner refuge à Monsieur le Procureur et à Immaculée, son épouse. Les époux trouvent finalement refuge chez leur voisin, un gendarme galonné qui au bout de vingt-quatre heures leur dit, en revenant du travail: “ Votre nom, François Xavier, est sur les listes militaires et il savent que vous êtes chez moi, il faut partir de suite.” François Xavier retourne chez lui et joue son dernier va-tout en téléphonant à un ami colonel, responsable de l’Ecole Supérieure Militaire. Trente minutes plus tard, François Xavier est escorté par des militaires protecteurs, jusqu’à l’hôtel Mille Collines. La chambre 129 abritera le couple, une eau saumâtre et quelques légumes leur permettront de survivre à l’abri des tueurs de toutes sortes.

 

FRANCOIS-XAVIER

 

            Cet hôtel devient un véritable bunker pour réfugiés privilégiés de toutes sortes. Le télécopieur encore en marche crépitera souvent dans les bureaux de Bill Clinton, François Mitterrand et le Roi des Belges à qui l’on demande protection. Mais pourquoi donc seuls les réfugiés de cet hôtel sont protégés par les grands de ce monde? Washington, Paris et Bruxelles dressent ainsi une liste de soixante-dix survivants. La terreur sera constante et immuable des semaines durant. Dix casques bleus tunisiens, un Congolais et un Sénégalais sont les seuls à assurer la défense de cet hôtel. Le bruit court que les miliciens arrivent pour découper en “fines tranches” tous les clients de l’hôtel sur une décision du Colonel Bagasora.

 

 

            Entre-temps, le Conseil de Sécurité adopte, le 21 avril 1994, la résolution 912 et réduit à 10% l’effectif des troupes, soit uniquement 270 casques bleus pour tout le Rwanda. Une possibilité de “suivre les massacres” aux jumelles et à distance.

 Tel officier polonais des casques bleus devant le stade Amahoro (où devait se tenir initialement le match Tunisie-Rwanda) s’est enfoncé le béret bleu jusqu’aux yeux et criait sa douleur face à ces centaines de cadavres qui descendent comme des mouches, et criait de rage face à cette image qui lui revenait de son père et de sa mère, tués par les Nazis il y a cinquante ans déjà.

Un mois plus tard, ce même Conseil de Sécurité portera l’effectif des Casques Bleus à 5 500 hommes et leur permettra enfin d’utiliser leurs armes. A l’hôtel Mille Collines, les otages regardent CNN et écoutent sur ondes FM la radio “106 Sympa” qui galvanise les foules à tuer, tuer, tuer..., car les tombes sont encore à moitié vides, et un petit garçon de huit ans de dire sur les ondes: “J’ai huit ans. Suis-je assez grand pour tuer un Tutsi?”

 

AUSCHWITZ

 

            François Xavier et son épouse sont enfin invités par deux Casques Bleus ghanéens à rejoindre, de nuit, l’aéroport dans un camion bâché pour quitter le Rwanda. Dix minutes à peine s’écoulent et voilà déjà le premier barrage qui somme le Procureur de descendre et aux Casques Bleus de lever les bras. François Xavier est de suite insulté et frappé par six miliciens. L’un d’eux lui tire dessus, le rate, et cette balle perdue sauvera doublement la vie de Xavier par l’éclatement d’une émeute entre les miliciens. De retour à l’hôtel François Xavier est soigné par la Croix Rouge et quittera la semaine d’après ce refuge pour rejoindre le camp de concentration de Kabuga auprès de 4 000 déplacés sous la bannière du FPR. Le Procureur devient fossoyeur, pelle en main, pour enterrer toute la journée durant les cadavres qui peuplent l’endroit. Immaculée, son épouse, passe ses journées à chercher des parents dans ce camp, et c’est ainsi qu’elle apprend que ses quatre sœurs, son frère et ses parents furent massacrés à la machette. François Xavier retrouvera dans le camp sa sœur et sa mère, seuls survivants de sa famille, et attendra patiemment la fin du génocide. Un an plus tard, François Xavier et Immaculée iront enfin vivre en paix à Bruxelles, après une tentative d’installation à Anvers, en Belgique.

            Notre avion continue son voyage nocturne vers Tunis, mes souvenirs s’embrouillent et mes larmes coulent. Je me revois douze ans plus tôt en Pologne, dans le camp de concentration d’Auschwitz où je n’ai pu ni contenir ma peine, ni retenir mes sanglots des heures durant face à ces monticules de paires de lunettes, de dentiers, de cheveux et de crânes. L’homme, dit-on, est un loup pour l’homme.

Où sont l’amour, la bonté, la mansuétude, et où est cette précieuse Tolérance qui permettrait à la terre de vivre, avec des enfants si différents et pourtant si semblables?

Dieu, que Tes enfants soient moins aveugles et aveuglés, que Tes enfants apprennent l’amour et la Tolérance et que les politiciens soient plus humains!

Que le pays aux mille collines retrouve la Paix et que les Rwandais essayent d’oublier ce long film d’horreur. Pour toujours.

           

                                                                                                                                                                                                                                                              Rached TRIMECHE

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