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Kimberley au Swaziland

La dérive

 

 

 

 

Par Rached Trimèche

www.cigv.com

 

 

Lausanne. (Février 1998). «Con te partirò, Con te partirò». La voix d’Andrea Bocelli enveloppe Roxane, la pénètre, la caresse et l’emporte loin au fond ce lac Léman, à Pully, au cœur du Canton de Vaud, en Suisse. L’aube pointe timidement à travers un rideau ocre, mal fermé.

 

Toute de Bocelli imbibée, Roxane ne cesse d’assécher maladroitement ses larmes qui trottent et trottinent sur ses joues d’enfant. A l’horizon et à l’autre bout du lac, le casino de la ville française d’Evian croule sous les frasques de la nuit précédente, loin des préoccupations de Roxane. Sa tête, chaude et bouillonnante, semble sortir d’un geyser d’Islande. Par contre ses pieds semblent être pris dans une banquise de glace.

Elle ne s’est même pas aperçue d’une panne de chauffage qui la transit de froid.

La nuit fut longue et son ordinateur de reporter n’eut aucun répit. D’un jet, elle vient de transcrire l’histoire de Kimberley qu’elle rencontra un jour, chez des amis communs, à Paris.

 

UN DOUBLE FAIT DIVERS Á NARRER

Cette aventure de Kimberley, commencée au royaume de Swaziland et achevée à l’orée de Barcelone, au pays catalan d’Espagne, est à la limite du réel. Cruellement réelle.

Kimberley est née dans les faubourgs de Johannesburg. Grande, blonde, espiègle et musclée, d’origine hollandaise avec un soupçon d’ancêtres britanniques, Kimberley est le quatrième enfant d’une famille d’ouvriers sud- africains. Son grand- père trône en noir et blanc dans un vieux cadre cloué sur un mur de sa chambre. Moustachu et musclé, il pose devant un pont métallique, en compagnie d’une vingtaine de vaillants soldats. C’était l’époque où les blancs envahissaient l’Afrique du Sud, délogeaient les Noirs, concevaient les prémisses de l’apartheid et construisaient à mains nues un pays qui sera, à la fin du XXe siècle, l’Australie ou le Canada de l’Afrique. Le développement parallèle des races deviendra le credo de ce pays et de la famille de Kimberley.

Un soir, à onze ans, dans leur petit cottage de week-end, elle fut brusquement réveillée en plein sommeil par une main qui lui fermait la bouche et par seconde main qui ébauchait un drame. Le violeur n’était autre que son père. Six ans plus tard, Kimberley rompt avec ce long silence. Six ans d’acquiescement et six ans de torture. La musique et la danse l’enveloppent, la prennent et la sauvent peut-être. Danseuse confirmée, elle devient rapidement la coqueluche des cabarets de Johannesburg. Spécialiste dans le strip-tease artistique, elle décroche un jour et sans difficulté, un contrat d’une semaine à Mbabane, la capitale de Swaziland voisin.

C’est un immense centre d’animation nocturne qui reçoit notre jeune héroïne. Le « Why not ? ». Au n°39 du motel de ce centre d’animation, Kimberley lâche ses amarres. Un seul gros sac bleu en tissu rayé contient tous ses effets. Une à une, ses petites robes et jupes légères quittent ce sac de toile pour aller se balancer sur de simples cintres bleus et blancs. Une dizaine de tenues de danse noires et dorées surgissent du sac pour s’étaler amoureusement sur toute la largeur du lit. Ces culottes, soutiens-gorge et foulards colorés sont les seuls apparats de l’actrice. Une semaine durant, Kimberley s’exhibe pendant trente minutes, à minuit pile, face à une foule en délire. Trente minutes de travail, 23 heures 30 de liberté.

 

UNE FOULE ÉMÉCHÉE

C’est le dernier soir, Kimberley a le cœur gros. L’âme en pleine, elle pense avec tristesse et nostalgie à son retour à Johannesburg à quelque huit cents kilomètres d’ici. Cette vie calme doublée d’un cachet mirobolant s’achève ce samedi soir. Les caprices du hasard mènent souvent à un autre destin qui passe par un simple chas d’aiguille.

Il est minuit. Le rideau se lève sur une scène parée de velours rouge et noir. Prés de deux cents personnes, tirées sur le volet, ont pu prendre place dans cette salle de spectacle. La foule éméchée, souriante et encore policée attend avec impatience le dernier spectacle de la « fille de Jo’burg ».

Soudain, jaillit de nulle part et de partout, au son d’une musique techno made in California, une grande fille de 1 m 79 dessinée dans du muscle et de la grâce. Sa chevelure de miel embrasse et caresse un dos droit et aguichant. Ses yeux vert émeraude passent de la profondeur d’un lagon polynésien aux feux de la savane. Ses escarpins beiges collés à sa peau par de savants lacets lui donnent sept centimètres de plus. Avec grâce et méthode, cet être de charme et de choc se propulse sur scène tel un marsouin dans l’eau. Au bout de dix minutes de danse sensuelle, le public perd tous ses cris, ses sifflements et ses adjectifs acerbes. Le silence est total. Les serveuses se figent à leur place. Seule la musique, reine et souveraine, enveloppe et ensorcelle foule et danseuse. Du haut de ses dix huit ans, Kimberley flotte sur son nuage. Un nuage de chimère et d’évasion. Le premier foulard et le chemisier de soie pourpre s’envolent comme par magie. A la vingt neuvième minute, Kimberley, qui n’a plus rien à cacher, sent battre en elle le rapide pouls de deux cents spectateurs du soir. Cette dernière minute de danse semble être une éternité. Voluptueuse, lente, lascive et soudain exubérante, elle égrène ses mouvements en dosant tous les chocs émotionnels qu’elle provoque chez ce public. La soirée s’achève par un hommage vibrant de toute une foule debout qui applaudit avec ferveur.

Soudain, surgit un Mozambicain dans sa loge. Timide, bien qu’habituée aux compliments, Kimberley est surprise du sans–gêne de ce beau brun qui s’installe dans sa loge et qui lui annonce de doubler son cachet si elle acceptait. Une heure à 1 000$ est réellement un marché tentant. Kimberley accepte sans réfléchir mais pose une seule condition : rejoindre en taxi le Mozambicain chez lui, une heure plus tard.

Crédule puis sceptique, elle se flanque de deux compagnons pour l’emmener chez le Mozambicain, qui loue ses services pour une heure de danse chez lui. Le vieux taxi japonais jaune et gris, au siège arrière à moitié défoncé, traverse toute la banlieue sombre de Mbabane. Les rues sont noires et désertes, à deux heures du matin. Espiègle et calculateur, le chauffeur de taxi demande s’il doit attendre le trio ou revenir une heure plus tard. Il répondra à sa propre question en décidant d’attendre, tout en facturant cette attente. « Parée » de ses deux gardes du corps, loin de son corps mais proches de sa sécurité, elle grimpe allégrement trois étages pour s’arrêter pile devant la porte noire de l’appartement n° 9. L’instinct de voyageur est en elle migratoire et lui ouvre tout chemin de la vie. Deux coups de sonnette brefs et un long, tel est le signal convenu pour accéder à l’antre du Mozambicain. Triple surprise : le Mozambicain est pluriel ! Le monsieur a six amis avec lui. Les sept personnes sont déçues à mort à la vue des deux frêles et hirsutes accompagnateurs de Kimberley. L’odeur qui flotte dans ce vaste salon n’est pas trompeuse ; une poudre blanche dilate la pupille de ces messieurs et empeste tout cet univers. Une large table centrale croule sous les victuailles et agapes de toutes sortes. Le caviar, le poulet et le jambon s’entrecroisent maladroitement et heurtent un énorme seau bleu de sangria maison.

 

CHIVAS ET COCAÏNE

Il est trois du matin. Les sept Mozambicains, aux lourdes montres d’or et de diamant, planent sans parachute aucun, et non d’yeux que pour cette créature qui serait l’œuvre de Dieu ou du diable, ou des deux à la fois. Les accompagnateurs n’en croient pas leurs yeux et veulent profiter de cette aubaine unique : assister au spectacle de Kimberley chez les mafieux en extase. Ils se cachent gentiment derrière le bar et boivent silencieusement leur sangria. Les minutes d’indécision sont longues. Pedro, le chef et l’hôte, demande à Kimberley de virer ses deux acolytes. Elle refuse d’endosser son costume et de mettre sa cassette de musique en marche sans la présence de ses deux copains. Sans gaieté de cœur aucune, Pedro roule sa moustache entre le pouce et l’index et farfouille sa noire chevelure. Tous crachotent et marmonnent pour accepter enfin.

Peu à peu, les sept Mozambicains forment un cercle autour de Kimberley et s’assoient en tailleur, un verre de Chivas étiquette noire à la main. Excitée par l’insolite, Kimberley veut terminer en beauté sa dernière soirée au Swaziland. Moulée dans un deux pièces en satin bleu, avec des paillettes et des franges dorées, Kimberley se lance dans une danse lancinante et frénétique. Il ne reste plus que cinq minutes pour empocher ses 1 000$ et partir. Soudain, le jeune barbu, baraqué et trapu, tire Pedro par le bras et le conduit à la chambre à coucher. Le conciliabule est rapide et discret. Tout comme la sentence. Comme par hasard, on sonne à la porte et trois malabars en casquette noire et blouson de cuir parlent rapidement en portugais à Pedro. Le chauffeur de taxi exigerait de partir de suite et comme le numéro de danse de Kimberley n’est pas encore terminé, c’est aux accompagnateurs d’aller le faire patienter.

Echec et mat. Les trois gorilles s’emparent des deux accompagnateurs sous le regard hébété de Kimberley. Pour 1 000$, les Mozambicains en voulaient encore plus, pour le reste de la nuit. Le chauffeur de taxi était de mèche. Il met rapidement son moteur en marche et attend la fermeture de la dernière porte des passagers. Tout à coup, l’un des accompagnateurs saute du véhicule en marche et ordonne au conducteur de s’arrêter. Les trois gorilles accourent et une discussion au fil du rasoir, sans queue ni tête, commence. Le premier des accompagnateurs n’avait qu’une idée en tête : gagner du temps pour permettre à Kimberley de descendre, car une fois le taxi parti, elle serait la proie de sept mâles en furie. Finalement, c’est le scénario inverse qui se déroule : les Mozambicains de l’appartement n° 9 arrêtent la musique, dévoilent leur jeu et informent Kimberley de qu’ils attendent d’elle. Le dernier argument est de taille : « Ton taxi est parti. Tu peux descendre et aller le vérifier si tu veux. On te promet de doubler ton cachet et de te raccompagner au « Why not ? ». Ils étaient tellement sûrs de leur coup qu’ils laissent la belle s’envoler, s’attendant à la revoir penaude et désarmée deux minutes plus tard, à la porte de leur tanière en quête de 2 000$. Mais le destin en décidera autrement. Telle une bombe, Kimberley jaillit de l’immeuble et fonce vers ces cinq personnes qui gesticulent devant le taxi jaune et gris en bout de rue. Les accompagnateurs, incrédules, vont à la rencontre de Kimberley, la happent, la fourrent dans le taxi et intiment l’ordre au chauffeur de démarrer. Hébétés, les trois sbires n’ont guère le temps de réagir. Kimberley est enfin sauvée.

La nuit est courte et longue, calme et agitée, mais garde bien sa couleur blanche. Kimberley réalise l’ampleur de sa mégarde, de sa confiance voire de sa naïveté vis-à-vis de ces argentés inconnus. Elle ne réalise toujours pas que sa danse, qu’elle veut purement artistique, peut être perçue par le spectateur mâle comme une simple invite au voyage. Une telle idée la rend furieuse, triste et anxieuse. Elle se refuse d’être ou de devenir un simple appât sexuel pour des pseudo-hommes en chaleur. Elle réalise qu’elle vient d’échapper à un viol collectif et peut-être même, à un acte bien dangereux.

Une douche salvatrice la libère de toutes ses pensées. Elle doit quitter le Swaziland en fin d’après-midi pour rejoindre Johannesburg. Elle regrette déjà ce « pays des Swazis », le si beau casino du pays et ses habitants si aimables et si avenants. La voilà brusquement reprise de fureur et en train de vociférer toute la méprise qu’elle a pour l’homme. Cet homme parviendra-t-il un jour à regarder la femme autrement, sans penser à en faire l’objet de ses fantasmes ? Des Etats-Unis au Swaziland, le harcèlement sexuel continue toujours hélas à avoir pignon sur rue.

Ce midi, Kimberley retrouve ses deux anges gardiens de la veille, autour d’un déjeuner frugal. La conversation n’a qu’un seul thème : Kimberley devrait comprendre qu’il est impensable d’aller à deux heures du matin danser en petite tenue chez des hommes inconnus sans s’attendre à terminer la soirée dans leurs bras. Saura-t-elle un jour que vendre du rêve comme elle le fait n’est pas aussi innocent qu’elle le croit ?

Il est dix sept heures. On sonne à sa porte. Son cabas est fermé et sa cigarette déjà éteinte. Le chauffeur de taxi est donc à l’heure. Elle se voit déjà arriver à Johannesburg.

En une fraction de seconde, le monde semble chavirer à nouveau. Ce chauffeur n’est pas le chauffeur attendu mais bel et bien Pedro, le Mozambicain de la veille. Il est là, avec son sourire mielleux et une gerbe de vingt quatre roses rouges à la main. Naïve, elle se braque sur les roses, arbore un sourire enfantin et invite Pedro à entrer. Sans s’en rendre compte, elle est déjà en train de boire une orangeade au goût nouveau et légèrement acide.

 

L’ABATTOIR

Deux ans plus tard, une brève rupture d’amnésie fera paraître certaines images floues. Escortée par Pedro, elle ira jusqu’à Jo’burg. Elle se souvient ensuite d’avoir dormi toute une nuit dans un avion. Elle se souvient encore d’une arrivée incohérente à Barcelone, en Espagne, où un jeune douanier n’arrêtait pas de lancer un regard langoureux sur son généreux décolleté.

Puis c’est le blanc. Le vide. L’obscurité.

L’histoire est hélas dramatique. Droguée à mort, Kimberley est conduite à un « abattoir », dans un quartier vétuste et isolé d’une ville d’Espagne. Durant deux ans, la belle Kimberley sera ligotée par les poignets et les chevilles à un lit métallique et sordide. Durant deux ans, cinquante hommes passeront quotidiennement par sa chambre. Un véritable abattoir. Un carnage.

Elle ne se souvient que ces cordes qui lui pénétraient la chair, du visage hideux d’une matrone qui la sortait du lit une fois par jour et qui lui donnait à boire et de quoi se nourrir trois fois par jour. Il lui reste dans la tête une boule de feu, dans le nez une odeur d’enfer et dans les oreilles, le bruit du silence. 36 500 prétendus hommes ou machines humaines sont ou « seraient » passés par sa chambre en deux ans. Est-ce possible ? Est-ce croyable ? Elle est pourtant encore en vie et tout cela a hélas bien existé.

Un matin, par le miracle du hasard, la dose morphinique de la veille fut très faible et le réveil matinal est lucide. En une fraction de seconde, elle réalise l’ampleur des dégâts et l’incroyable cauchemar qu’elle vit. Le Swaziland, Johannesburg et le douanier de Barcelone forment un vertigineux carrousel dans sa tête fatiguée. Kimberley réalise cependant qu’elle est attachée et qu’une fenêtre entrouverte laisse glisser un premier rayon de soleil radieux. Par instinct animal, elle dégage sa main gauche d’une cordelette mal serrée. Quelques secondes plus tard, les trois autres cordelettes la dégagent enfin et c’est Kimberley qui saute de la fenêtre en disant : « Si je suis au premier étage, je suis sauvée ; si je suis au quatrième, je serais délivrée ».

Un autre blanc. Une autre page. Un nouveau chemin.

Elle se réveille, chaudement enveloppée d’une grosse couverture grise rayée de fines lignes rouges. Une radio égrène une douce musique espagnole. Une dame au visage de madone lui serre fortement les mains. Kimberley réalise qu’elle vit. Qu’elle est en vie.

Le jeune Juanito vidait les poubelles du quartier, pleines à craquer depuis deux jours, dans ce misérable quartier de la banlieue de Barcelone. Soudain, une image, celle d’une créature de rêve très légèrement vêtue, bloque sa respiration. Elle est là, affalée, comme anesthésiée.

Kimberley a eu beaucoup de chance. Sa chambre se trouvait bien au premier étage, le sol était de sable et l’éboueur matinal.

L’ambassade d’Afrique du Sud est contactée d’urgence. L’ambassadeur n’en croit ni ses yeux, ni ses oreilles et tend à Kimberley un vieux fax d’Interpol qui la recherche par monts et par vaux. C’est que sa mère avait réussi à contacter un cousin haut commis de l’Etat qui mit le monde sens dessus dessous pour retrouver Kimberley, tout en laissant de précieux contacts dans de nombreuses ambassades sud-africaines. C’est à Bruxelles que le premier contact fut établi. Deux jours plus tard, Kimberley fut ainsi accueillie en Belgique par un ami de son oncle.

 

DÉLIVRANCE Á ZURICH

Six mois passent, de clinique en clinique, de Genval à Waterloo. Un psychiatre suisse vient la voir directement de Zurich. Il venait d’assister à un congrès de psychiatrie où le cas de Kimberley a été évoqué par un confrère belge, avec ce simple verdict : guérison impossible, retour à la normale exclu. 

Le professeur Eichenberger subjugué par la beauté de Kimberley et sa douceur, lui propose de l’héberger dans sa clinique zurichoise si elle acceptait de subir un nouveau traitement médical de son invention. Kimberley, qui a perdu toute vitalité et toute soif de vie, se laisse convaincre par le professeur. Douze mois de montagnes suisses et de vie calme et confortable ne changent pas d’un iota l’état moral de Kimberley. Elle passe ses week-ends chez le professeur et fait tout pour s’éloigner de son fils de vingt cinq ans au physique romantique, celui d’un beau Jack au Titanic sans pareil. La répulsion du mâle n’a pas de limite et le goût de la vie est absent. Peu à peu, le professeur, dont l’épouse est partie pour un dernier voyage, adopte Kimberley un peu comme sa fille et lui offre une chambre d’amis. Commencent alors deux années de vie végétative pendant lesquelles Kimberley passe la journée à entretenir un beau jardin suisse, une cuisinette rustique et se saoule d’une musique « destroy ».

Ce soir, c’est la Saint-Valentin. Le professeur René Dubois de Paris et son épouse sont les invités du professeur suisse. Les confrères se retrouvent avec joie mais les femmes ne peuvent hélas amorcer le moindre dialogue. Entre les hommes, le ton de la conversation se fait plus discret. Le Parisien ne cache plus son regard dirigé vers cette svelte et belle madone moulée dans un fourreau de soie blanche. Cette vierge immaculée lui fait creuser deux profondes rides de souci. Comment accepter la chose et garder Kimberley en phase de paraphrénie ou déconnexion de la réalité, qui la fait constamment planer ?

Entre deux verres de fondant ou vin blanc suisse, la décision est prise : le Parisien rentrera ce soir même avec Kimberley. Tôt le lendemain, le professeur Dubois la conduit à bord de sa grande Peugeot bleu nuit vers un quartier chic de Paris. La célèbre Madame Paule reçoit le médecin et sa patiente, et partage son avis de combattre le feu par le feu. Des dîners galants, des chandelles langoureuses, des suites royales et des Jaguar rutilantes se succèdent de jour en jour.

Consciente et inconsciente à la fois, elle vit trois semaines égrenées de douceur et d’aventure dans un cadre de confort et de luxe tapageur pour retrouver en bout de chemin un couloir sombre et fermé. Le dernier de ses clients tombe amoureux d’elle. Un an plus tard, naît un joli bébé. Ce cap dépassé, Kimberley retombe en dépression et retourne chez le professeur Dubois. Anéanti à son tour par cette triste nouvelle, il décide d’une autre thérapie.

En quarante huit heures, le sexagénaire et humaniste psychiatre trouve l’adresse d’un « abattoir » au cœur même de Paris. Comme convenu, il reviendra la chercher sept jours plus tard. Lundi, huit heures du matin.

C’est le choc. C’est l’extase. C’est presque la vie. En voyant le professeur, Kimberley court, galope, saute, l’attrape dans ses bras et pleure toutes les larmes de son corps, en mêlant des dizaines de « mercis » à des centaines de « thank you ». C’est  déjà le retour en Afrique du Sud.

Trois jours d’évasion complète au Kruger Parc d’Afrique du Sud. Une immense réserve naturelle qui commence au nord, à la frontière du Zimbabwe et se termine au sud, à l’orée du royaume du Swaziland. Ici, les animaux sont rois et le sieur Kruger a tout prévu. Une organisation à l’allemande gère ce parc comme une grosse PME. Des centaines de routes asphaltées, avec un maximum autorisé de 50 km/h et vingt quatre gîtes l’attendent pour passer les longues nuits tropicales. A dix huit heures les portes des gîtes ou motels avec des dizaines de huttes confortables se ferment et ne s’ouvriront qu’à cinq heures du matin, heure où les voyageurs se préparent déjà à assister au réveil des animaux. Le spectacle est garanti. Les lions, zèbres, girafes, singes de tous poils et des dizaines d’autres belles bêtes circulent en liberté sous le nez de Kimberley qui se sent enfin proche de cette nature.

Aujourd’hui, Kimberley est délivrée. Tous ses horribles souvenirs se sont évanouis. Elle divorce, prend son enfant qui devient grand et s’installe dans une chaude tanière à Cap Town, pour ouvrir une nouvelle page de vie, dans son Afrique du Sud. Une proie qui serait, cette fois peut-être, croquée avec tendresse.

Roxane lit d’un trait le récit qu’elle vient d’écrire et éclate à son tour en sanglots. Une rasade d’un bon scotch vieux de dix huit ans, « Glenmaranje » de la bonne vieille Ecosse, tassé sur quatre glaçons transperce sa poitrine en feu et remet d’aplomb. Des larmes de délivrance en hommage à cette âme torturée, bafouée et peut-être finalement sauvée.

Telle est la vie, un menu incongru d’espoirs et d’incertitudes.

 

 

Rached Trimèche

(Swaziland.1998)

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N.B. Toute ressemblance avec des faits connus est voulue.