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OÙ EST VOTRE MAGNUM ?

au coeur d'El Salvador

 

 

                                                                                  

 

Par Rached Trimèche

www.cigv.com

 

 

 

 

 

San Salvador. (Février 1997). Quelle aventure que de vouloir décrocher un visa pour El Salvador et atterrir plus tard le soir dans ce pays d’Amérique Centrale sans être pourvu d’un précieux Magnum !

 

Le voyageur qui n’a pour frontière que l’impossibilité physique de voyager compte très fort sur sa bonne étoile pour lui faire passer les frontières et faire sourire les  douaniers rigides. L’aventure est simple et la narration sur le pays se fera dans un second papier.

 

La saga du visa commença par un parfait dialogue de sourds entre le consulat parisien d’El Salvador et mon bureau de Ben Arous, en Tunisie. Il ne restait plus qu’à modifier l’itinéraire de mon voyage et à envisager un stop de 48 heures à Miami en Floride. Ma charmante consoeur, Madame le Consul d’El Salvador en Floride, accepta qu’une troisième personne (résidente en Floride) soit l’intermédiaire agréé. Cette dernière, par fax et E-Mails interposés, dût remplir moult formulaires qui valsèrent de Tunisie à San Salvador via Miami, dans les deux sens. Au jour J, nous sommes invités à entrer dans un immeuble cossu de Miami Beach, au bureau de Madame le Consul d’El Salvador. En moins d’une heure, j’avais enfin sur mon passeport ce précieux visa (cauchemar de tant de voyageurs), spécifiant en outre que ce document a été délivré en foi des fax x, y, z.

Il est 17h30, et la vingtaine de passagers de notre avion TACA se bouscule devant l’unique guichet de l’unique douanier de l’aéroport de San Salvador. Le débit fluide s’arrête soudain. Un frêle et moustachu passager drapé dans un blouson de cuir rouge, malgré la chaleur torride, dépourvu de bagages et de passeport, intrigue le policier. Mais le dialogue semble être bien codé, et la vue d’un simple carnet de 10 cm sur 3, griffonné en noir, laissa passer l’inquiétant passager basané. A mon tour. Mon curieux passeport aux lettres non latines fit l’effet d’une bombe dans cet aéroport. Ils sont deux, puis quatre, puis six policiers et douaniers, à s’emparer tour à tour de ce passeport et à le tourner et retourner dans tous les sens. Armé de mon seul bagage à main, d’une tonne de patience et d’un large sourire, je demandai au plus galonné d’entre eux ce qui se passait :

- « Que passa Senõr ? »

- « Dos problemas, Senõr ! » 

Il fallait présenter au sieur policier-garde-frontière le justificatif de mon visa.

- « Caramba ! Tant de préparatifs pour ce visa et le voilà caduc », dis-je à voix basse. Le choix était simple, il fallait présenter les justificatifs de visa ou reprendre l’avion pour Miami et continuer sur le Belize. La loi est la loi. Il faut obtempérer. Madame le Consul d’El Salvador avait effectivement annoté sur mon visa : « délivré suite aux fax du…. ». Le ridicule ne tuant pas, il fallait s’armer de patience et expliquer au préposé que ce précieux visa d’entrée est effectivement le résultat de plusieurs fax administratifs. Finalement, c’est la présentation d’une carte de presse internationale et d’une carte consulaire qui déride le douanier, qui daigne enfin oblitérer mon passeport. Curieux manège. Voilà que toute l’équipe des sept officiers se précipite 200 mètres plus loin autour du douanier. Ils m’attendaient. Rebelote. Il ne s’agit même pas de bagage, mais de ce qui manque dans ce bagage. Le deuxième problème. C’est en anglais, cette fois, que s’exprime le chef douanier :

-« Where is your Magnum, Sir ? »

Un voyageur est rarement étonné dans les aéroports du monde et doit surtout garder son calme et son sérieux. Si possible sans sourire :

-« Vous voulez dire, Monsieur le douanier, que j’ai une arme avec moi? Pas du tout ! »

-« Mais non, Monsieur, on ne trouve aucun Magnum dans vos bagages, et nous sommes inquiets pour vous. »

J’oubliais simplement que je suis dans un pays qui sort ( ? ) d’une affreuse guerre civile et où les très rares touristes doivent être protégés.

Au rez-de-chaussée, le soir tombe et les voyageurs disparaissent. Une vieille et assourdissante camionnette Isuzu s’arrête en bout de trottoir.

Soudain resurgissent mes huit policiers et douaniers, mielleux et souriants, me suppliant de ne pas prendre de taxi pour aller en ville.

 

Le passeur de frontières

 

Curieux pays où, le soir venu, les gardiens de la paix vous dissuadent de prendre un taxi pour rejoindre votre hôtel. L’explication est hélas fort simple : traverser plus de 30 km de montagne seul dans un taxi, c’est signer l’abandon total de votre bagage, votre passeport, votre argent et peut-être votre vie. Il ne me restait qu’une seule et unique solution pour ne pas reprendre mon vol sur Miami.

Par instinct, je saute, je cours, je fonce sur cette Isuzu blanche parquée en bout d’aérogare. Je reconnais vaguement le chemisier vert d’une passagère de notre avion. Marita comprend mon désarroi en quelques secondes, et me propose derechef de me joindre à l’équipée de l’Isuzu. C’est oublier le machisme de l’Amérique Latine. El senõr  époux n’est pas d’accord pour prendre à bord cet inconnu. Les trois enfants de la dame insistent et le troisième, haut comme trois pommes, s’accroche à ma veste. Me voici enfin bien calé avec un des enfants entre quatre bagages à l’arrière de l’Isuzu. Le véhicule tremble, tremblote, crachote, crapahute et démarre enfin pour s’arrêter net face à un hirsute piéton qui se plante devant le véhicule. Le voyage s’arrête-t-il déjà ? Les palabres sont brèves et le piéton-passager-sans bagages est déjà lové avec nous à l’arrière de l’Isuzu. Caramba ! Mais c’est bien lui. C’est bien ce jeune passager sans papiers de l’avion de Miami. Retour à la case départ. Son récit est un véritable roman feuilleton qui demanderait 10 fois le contenu d’un Astrolabe. Nous commençons à grimper paisiblement la route de cette montagne qui nous fait face et qu’il faudra traverser pour atteindre la capitale. La forêt est dense, la terre est rouge cuivre et l’air de plus en plus frais. Une première écharpe de laine nous est généreusement lancée par la princesse du jour. J’essaie de discerner, sous ces huttes et ces mansardes qui longent la route, le canon d’un fusil ou celui d’une mitraillette. Non, c’est plutôt un paysage rassurant qui nous berce.

La langue de Ricardo, notre jeune passager, se délie peu à peu, et il me nargue par une première question.

- « Il ne faut pas mésestimer les gens, Monsieur. On ne sait jamais, je peux vous être utile un jour. Aux Amériques, tout est possible ». J’avale d’un trait le récit de Ricardo ponctué de ses virgules et points d’exclamation, 45 minutes d’un monologue qui se résume ainsi :

- « C’est normal que je ne peux pas avoir de passeport, mon métier me l’interdit. Depuis l’âge de vingt ans, 3 ans déjà, j’organise des voyages spéciaux. Trois fois par an, je rassemble un groupe de dix à quinze personnes qui me remettent chacune l’équivalent de   7 000 à 8 000 dollars. Démunis de tout papier, les voyageurs sportifs et en bonne santé me suivent les yeux fermés. Nous quittons El Salvador pour traverser le voisin Guatemala et passons rapidement de nuit la frontière du Mexique. Nous traversons cet immense pays en bus sans que personne ne nous remarque. Arrivés à la frontière américaine, nous piquons sur le Golfe du Mexique et commençons un éternel « suba/bajo » (monter/descendre) au nez de la police américaine. Mes collègues sont généralement ponctuels au rendez-vous et nous continuons avec eux notre route vers Houston. Le contrat est assumé. »

Encore abasourdi par le calme olympien de ce jeune passeur de frontières, je ne peux pénétrer son strabisme crânien ni comprendre ce choix de gagne-pain. Mais que dire des 700 milliards de dollars générés annuellement par le trafic de la drogue ? Que dire des escrocs de tout poil, que dire des tueurs à gages, que dire des mercenaires, que dire des intégristes et que dire des fous de tout poil ? Ricardo vend un peu de rêve en entrouvrant la porte de l’oncle Sam à un Salvadorien rescapé de la guerre civile et conjuguant au quotidien le chômage persistant.

 

Nous voici enfin, transis de froid, face au fameux hôtel où j’ai réservé ma première nuit. Mais ce voyage est né sous une étoile spéciale. Le bel hôtel Salvador, à San Salvador, au pays d’El Salvador, n’a jamais reçu mon fax de réservation et bien sûr, affiche complet. Il faut rapidement trouver dans cette jungle salvadorienne un hôtel pour cette première nuit. Me voici logé au cinquième étage de l’hôtel Président. La chambre d’en face est grande ouverte. Je ne peux retenir un regard furtif vers cette porte. Coiffé d’une sage kippa noire, ce colosse juif barbu aux yeux bleus regarde jalousement une trentaine de robes du soir suspendues à une garde-robe roulante de trois mètres de long. Tout est normal. Il habite Miami, et il est en parfaite sécurité dans cet hôtel pour présenter sa collection 1997 à ses fidèles clients qu’il attend.

 

FICHE DU PAYS

 

Suivent six jours de folie et d’évasion dans ce pays si merveilleux, exotique, et fatigant. Attardons-nous en fin de parcours sur la fiche technique d’El Salvador. Enclavé entre le Mexique au Nord, le Honduras à l’Est et le Nicaragua au Sud, El Salvador a les pieds dans l’océan Pacifique. Sur une superficie de 21 041 km², soit le sixième de la Grèce, ou le double du Liban, vivent à peu près six millions d’habitants. Indépendant depuis 1861, le pays valse entre une gauche laxiste et une droite rétrograde. La guerre civile officiellement terminée, on essaie d’oublier les excès de la droite milliardaire et assassine d’un célèbre archevêque. On pense même à la privatisation. Le colon, monnaie nationale, ne vaut plus que le dixième d’un dollar. Un salvadorien sur deux vit d’agriculture. Bien que classé 11ème producteur mondial de café, le Salvador serait le second producteur par habitant. Le maïs, qui regroupe 45% des terres cultivées, sert de nourriture de base. La pêche et la forêt sont deux autres ressources d’exportation. Une forte hydroélectricité pousse le pays à s’industrialiser. Quinze ans de guerre civile et cinq ans de semi-guerre pénètrent déjà la porte du passé. Avec 1 740 dollars de PNB ( Produit National Brut ) par habitant et par an ( la moitié de la Tchéquie ), El Salvador est classé 128ème sur 226 pays. Ce pays volcanique offre aujourd’hui des paysages mirifiques et des parcs fort riches. Le site archéologique de Joya de Ceren, à 36 km de San Salvador, protégé par l’UNESCO et arboré par Astrolabe-Plus 1997, révèle les vestiges d’une ancienne cité Maya. En l’an 600, un volcan a envahi tout ce site qui ne fut mis à jour qu’en 1976.

Le lac de Llopango n’est qu’à 15 km de l’aéroport et se veut le plus long et le plus vaste du pays avec 15 km de long sur 8 Km de large et 248 m de profondeur. Tout ce lac est dans un cratère volcanique. L’eau est agréable, et les nageurs nombreux. La dernière éruption date de 1880.

Plus loin, le Boqueron est l’un des deux pics à 1 960 m d’altitude, avec un cratère géant. Le second pic, dit Picacho, a 70 m de plus, et surplombe la vallée de Las Hamacas et la Porte du Diable de la montagne.

 

VOTRE MAGNUM A 60 $ ONLY

 

Ce soir une fois douché, il n’est que 21heures, l’heure de sortir. A cinq cents mètres de l’hôtel, une fleuriste tient grande ouverte sa boutique fortement illuminée, contrairement à tout le quartier. Me voici quelques minutes plus tard confortablement installé au premier étage de la boutique, dans un fauteuil de cuir moelleux. Son tee-shirt blanc est prêt à craquer tant il est serré. Ses beaux yeux bleus sont aussi riches que l’océan Pacifique d’en face. Son verbe, de fin disert, a de l’éloquence tous les galons. Marisa tient sa boutique ouverte toute la nuit pour satisfaire les besoins pressants de sa clientèle de la Saint Valentin. Saigon, Luang-Prapang, Beyrouth, Kigali, Sarajevo et tant d’autres villes, m’ont toujours étonné en leur temps de guerre en conservant intacte ce qu’on appelle la vie. La vie n’a de sens que si on la vit. S’accrocher à la vie, c’est déjà vivre l’instant.

 John, le compagnon de Marisa, un jeune routard onusien de 65 ans, fait escale à San Salvador depuis six mois. Il me surprend chez la belle fleuriste et nous propose de sortir. C’est un beau restaurant étalé dans un superbe jardin en terrasse qui nous accueille. Rares sont les clients qui dépassent l’âge de 22 ans. Les filles sont belles et les garçons charmants. L’air est frais et la nuit est belle. José, notre jeune serveur à la barbe rousse, claque soudain des mains, se tape la nuque trois fois de chaque main, clame une phrase impossible à comprendre et soulève dignement son verre tout en nous invitant à en faire de même. Je n’aurai aucune explication à ce sympathique cérémonial.

Marisa change de sujet et nous mène dans son monde parapsychologique. Spécialisée en thérapie de groupe, Marisa a des rendez vous de six mois pour réunir à San Salvador une trentaine de personnes à la fois, trois fois par semaine. Entre Freud et le pharmacien Coué, la mémoire se ravive, les langues se délient, et les cœurs battent plus fort, à 250 dollars la séance d’une heure.

L’homme sera toujours à la recherche d’un tuteur, d’une voix salvatrice, d’une canne, d’une main. La peur non vaincue pousse l’homme à se rabattre vers les croyances diverses, les sectes innombrables et les thérapies de groupe qui font fureur.

Sur la route du restaurant, deux gigantesques affiches murales vertes de 6m² chacune nous invitent à un autre voyage. Le texte est clair : «  Achetez votre magnum maintenant ! Offre spéciale à 60 dollars ».

La sécurité n’a pas de prix. Elle est même soldée à El Salvador.

 

 

 

Par Rached Trimèche

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