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Les Nuits De Beyrouth

 

                                                                                                                                                                                        

 

 Par Rached TRIMECHE

www.cigv.com

 

 

 

       Beyrouth. (Avril 1995). Les collines de Larnaka la chypriote défilent langoureusement sous les ailes de notre avion. Soudain, le ciel azur dévoile la ville magique et si attendue. Beyrouth. L’atterrissage est un miracle à travers un dédale de fûts gris, de gros sacs de sable, de tracteurs, de jeeps, de canons et d’hommes hirsutes. Beyrouth la miraculée nous reçoit comme si de rien n’était.

 

       Quinze ans de guerre ne peuvent s’effacer d’un coup et le délabrement de cet aéroport contraste avec toutes ces tours de béton qui grimpent à vive allure. Les ruines de la mort et le béton de l’espoir ne sont que le prélude d’un pays où une seule phrase résume la situation:

“pays de tous les contrastes et de toutes les contradictions”.

 

       Nos cinq folles nuits passées à Beyrouth, se terminant souvent  au matin, ressemblent fort aux nuits de Beverly Hills, de Monaco, du Caire ou de toute autre métropole mystique. Passons d’abord en revue la genèse de cette guerre.

 

            Diaspora libanaise

 

       Sur un territoire de 10 400 km2, soit le seizième de la superficie de la Tunisie ou le tiers de la Belgique, vivent 3 millions de Libanais. 14 autres millions forment la diaspora libanaise dont une grande partie tient le commerce des pays francophones de l’Afrique subsaharienne.

Rio de Janeiro, Buenos Aires et Santiago de Chili, ces métropoles latino-américaines, sont également envoûtées par le charme financier des Libanais. Un faible pourcentage a réussi à l’instar du joaillier Mouawad à avoir pignon sur rue dans une grande avenue genevoise ou new-yorkaise par exemple, arborant des diamants et des émeraudes de dizaines de carats. D’autres réussirent à percer dans la haute finance française, anglaise ou américaine. D’autres enfin, en parfaits Phéniciens, continuent à diriger par télécopies, ordinateurs et modems conjugués un flot quotidien de milliers de dollars d’un pays à l’autre. Le génie libanais garde toutes ses lettres de noblesse.                                                                                          

       Indépendant depuis 1941, le Liban reçoit en 1969 les cadres de l’OLP. Commence alors une arrivée massive de Palestiniens en provenance de Jordanie, suivie de rudes interventions des Syriens et, dix ans plus tard, d’Israèl qui prend pied en mars 1978 au Sud-Liban. “L’ordre syrien” s’installe dans le pays contre un furtif Général Aoun et  garde à ce jour, en 1996, le monopole de la main mise sur le Liban.

                   

            Sept milices sont en conflit

     El Kataïeb (Chiites), le Parti Progressiste (Druzes), Jebhet El Watan (Sunnites), le Parti Communiste, le Parti Socialiste Syrien, les Forces Libanaises et le Parti d’Allah qui continue à combattre à ce jour Israèl avec un feu vert absolu du Gouvernement.

 

       Le 13 avril 1975 éclate la guerre du Liban par le dessein d’une Syrie qui voulait diviser le Liban en Chrétiens et Musulmans, Chiites et Sunnites. Surenchères entre factions musulmanes avec des Chiites qui disent: “Celui qui tue un Sunnite rentre au Paradis” et “Il n’y a de dieu que Dieu et Ali est son seul porte-parole”. Le Président Béni Sadr était déjà dans cette dernière mouvance.

Cette “Chiàa” est aujourd’hui surtout implantée en Iran, au Liban, en Irak et en Syrie avec les Alaouïnes.

 

       En ce mois d’avril 1975, la situation libanaise était obscure avec des Palestiniens qui formaient un Etat armé dans l’Etat, tout en étant aidés par les Musulmans qui prêchaient la libération de la Palestine par les armes, contrairement aux Chrétiens qui projetaient une libération par le Dialogue et la Paix.

 

       Rafik Hariri, l’actuel Premier Ministre devenu milliardaire en Arabie Saoudite, compose autant que faire se peut depuis son installation en octobre 1992 avec le puissant voisin syrien.

 

       La guerre du Liban déclenchée en 1975 ne se termina qu’à la fin 1990 avec une cohorte de près d’un million de morts et autant de blessés. En 16 ans de guerre, l’atrocité et la gratuité des combats sont beaucoup plus significatives que ces chiffres alignés.

 

       Le 22 octobre 1989, 62 députés libanais réunis à Taïef en Arabie Saoudite acceptent un document d’entente proposé par un comité tripartite arabe (Algérie, Arabie Saoudite et Maroc). Dix jours plus tard, le député maronite René Moawad est élu à la Présidence de la République. Il sera tué dans les quinze jours qui suivent, à Beyrouth-Ouest, et              remplacé par un autre député maronite, Elias Hraoui, actuel Président de la République.

Les combats interchrétiens reprennent entre le Général Aoun et Samir Geagea, face au combat interchiite entre les milices rivales d’Amal (pro-syrien) et du Hezbollah (pro-iranien).

Le jour de grâce arrive un 26 août 1991 avec l’adoption d’une loi d’amnistie générale qui arrête tous ces soubresauts fraternels et permet le départ en exil du Général Aoun vers Marseille, en France.

          

            Histoire

 

             Le nom “liban” ou “lebnen” en arabe dérive d’un mot araméen qui signifie “blanc”, de la blancheur des montagnes recouvertes de neige. Le mot arabe “leben”, signifiant “lait caillé”, dérive de la couleur blanche du Liban et par analogie à la blancheur du lait.

 

             Le Liban est aussi le nom d’une montagne. Curieux pays qui s’identifie à une montagne et non à un peuple ou à une situation géographique comme tant d’autres pays du monde.

 

             Tout comme la feuille d’érable est l’emblème du Canada, le cèdre est celui du Liban. Ce cèdre, dont les Phéniciens utilisaient à tout vent le bois imputrescible, est aujourd’hui surtout exploité pour l’extraction de ses nobles essences. Ce conifère, dont le nom dérive du grec “kedros”, peut atteindre 40 mètres de haut et a des branches étalées horizontalement en plans superposés.

       L’actuel équilibre de près de 52% de Musulmans (Chiites, Sunnites et Druzes) et 48% de Chrétiens (Maronites, Grecs orthodoxes, Catholiques et Arméniens) repose sur 6 000 ans d’Histoire.

4 000 ans av.J.C, la Civilisation Phénicienne prend pied à Beyrouth, entre Byblos, Cidon et Tyr. C’est cette même Tyr qui enfanta Carthage, autour d’un alphabet de 22 signes qui s’émaille autour de la Méditerranée. Alexandre le Grand, le Macédonien, annexe Tyr au Royaume Hellénique qui s’étendra jusqu’en Egypte en passant par la Syrie en l’an 332 av.J.C. Quatre siècles plus tard, l’Empire Romain rattache le Liban à son giron. Les Empires d’Orient et de Byzance se succèdent sur la terre libanaise jusqu’à l’arrivée des Arabes en 635.

 

            Les dynasties se suivent pêle-mêle. Des Croisades à L’Emir Fakhreddine II jusqu’à l’avènement des Chéhab en 1697. Maronites et Druzes se mêlent à la sauce jusqu’à l’arrivée du Général Beaufour accrédité en 1860 par les grandes puissances et sommé de rétablir l’ordre au Liban. En moins d’un an, le Petit Liban, dit le Mont Liban, acquiert son autonomie et préserve sa chrétienté. En 1920, la France,     mandatée par la SDN (Société Des Nations) devenue ONU, proclame le Grand Liban, actuel territoire de 10 400 km2 qui deviendra indépendant en novembre 1941.

       Le peuple libanais, téméraire et hautement civilisé, est capable de miracles. Le Libanais subit et ne réagit pas aux accords de Taïef prévoyant le redéploiement des forces syriennes et leur évacuation vers “El Bikaa”. La Syrie prend les devants en tissant de multiples liens juridiques avec le Liban pour garder ainsi une main mise sur le pays. Il s’agit au fait d’un nouvel ordre régional.

 

     Certains prédisent que les USA veulent diminuer leur aide annuelle de 10 milliards de dollars à Israèl et l’intégrer dans le Moyen-Orient sans toutefois laisser une suprématie à l’Etat hébreu. Ultime paradoxe, les USA auraient-ils intérêt à ce que la Syrie soit en force au Liban pour faire face à Israèl?

 

            D’autre part, le peuple libanais libre, industrieux et fougueux ne supportera peut-être pas longtemps la tutelle syrienne. A Beyrouth, le pouvoir damascène s’exerce sans nuance. La paix Israèl-Syrie qui se joue en ce début d’année 96 sera-t-elle, hélas, un blanc seing pour Damas à Beyrouth avec encore plus de dictature ? D’autre part, 350 000 Palestiniens vivent encore au Liban. La Paix Pax-Palestina est plus que jamais nécessaire et attendue. Essadate et Rabin suffisent comme derniers martyrs de la Paix. Que Dieu protège les derniers Chefs en poste pour continuer cette paix en cette terre judéo-arabe.

 

             Le Liban, pays que chante le Cantique des Cantiques, redeviendra à l’orée de l’an 2 000 ce qu’il était avant la guerre, une place financière de premier ordre et un lieu de villégiature hors-pair.

 

 

            Circulation

 

       L’avenue est large, très large.  Le trottoir bien fait est défait. Les vitrines se suivent, s’incrustent l’une à l’autre, se chevauchent et rivalisent de luxe et de beauté. “L’échangeur de dollars” côtoie la bijouterie de grand luxe et la caverne d’Ali Baba aux mille souvenirs asiatiques. Tout se vend, tout s’achète dans ce quartier El Hamra. A cinq minutes de cette cité, des dizaines d’immeubles éventrés et décharnés égrènent des rues entières. Est- ce un tournage de film ? C’est la bête réalité qui laisse ces décombres de guerre où les frères ennemis vidèrent leurs chargeurs russes, américains ou français, aveuglément, armés surtout de haine et de bêtise. A voir de près ces résidus d’immeubles, on entrevoit l’image du tireur à plat ventre caché par un   sac de sable sur lequel gisent deux jeunes cadavres de beaux barbus aux yeux bleus, âgés de 20 ans à peine. Cette laideur de panneaux de murs, de lambeaux de murailles, de plafonds éventrés et de sous-sols squattés est dure à soutenir. Des dizaines de restes d’immeubles vides meublent encore les rues de Beyrouth en gardant encore l’horreur du souvenir de

 J.P. KAUFMANN enlevé le 22 mai 1985  et qui n’est, hélas, qu’une des victimes obscures des intégristes de tous bords durant la guerre de Beyrouth.

 

       La seconde surprise de taille n’est autre que la circulation. Imaginez une mégalopole sans feu rouge aucun (ou zéro lampe de signalisation), avec des dizaines de milliers de vieilles Chevrolet cavalant à toute allure et doublant tantôt sur la droite, tantôt sur la gauche, des Mercedes classe C et des Toyota Civic. La Chevrolet a perdu ses feux rouges et blancs. La nouvelle Mercedes sera éraflée sur les quatre côtés et la Renault d’antan a par miracle encore 4 roues, surmontées d’une carcasse où l’impact des balles est visible tous les 20 centimètres.

 

       Evitant le luxe suprême, un clignotant, le chauffeur averti commencera par une queue de poisson qui se terminera par une marche arrière dans une rue à sens interdit. L’inévitable accrochage entre deux ou trois voitures se répète facilement toutes les 30 secondes à Beyrouth. Les “klaxonnades” arrivent à peine à submerger le bruit des freinages intempestifs et le tohu-bohu général dans une cohue inqualifiable.

 

       Le pire est encore autre chose. C’est simplement nos pauvres poumons qui voient leurs alvéoles se fermer une à une jusqu’à l’asphyxie presque complète. Le miracle libanais fait peu de morts quotidiens dans cette circulation où la maestria et la baraka du Libanais y sont pour beaucoup.

Cette vieille Mercedes des années soixante, perforée comme une passoire et peinte au rouge vif, porte une plaque qui résume à elle seule la hantise de cette circulation routière. La noire plaque minéralogique porte en son haut à gauche et en blanc le mot “Liban” en lettres arabes et en dessous le  même  nom  en  lettres  latines  suivi  d’un  numéro  à  7  chiffres -1 845 231- soit près de 2 millions de voitures dans un pays de près de 3 millions d’habitants, rien qu’avec cette plaque. Imaginez le reste.

     

       L’insolite est au quotidien à Beyrouth. La journée se passe pare-chocs contre pare-chocs et l’on vous dira toujours: “Machi el haal” ou

“Ca marche toujours”.

Certaines voitures laisseront pendre, accroché au tube d’échappement, un chausson de bébé pour éloigner le mauvais oeil.

 

       La guerre a certes endommagé les lignes électriques et téléphoniques. Tawfik par exemple appellera son amie Nadia à 20 km de Beyrouth en passant simplement par Nicosie, la voisine ville chypriote. Fernand Reynaud repenserait son “ 22 à Asnières”.

Les câbles électriques ayant sauté, Ali ira chez Hijez son cousin 100 mètres plus loin pour “tirer” un fil électrique de chez lui en traversant la rue et assurera ainsi l’électricité à son domicile. Les cousins se comptant par milliers à Beyrouth, cela donne actuellement, en fin de guerre, une toile d’araignée de centaines de câbles électriques suspendus dans presque chaque rue de Beyrouth.

 

       Tout cela fait partie du Beyrouth jour où les problèmes visibles se résument surtout aux laissés-pour-compte, la circulation et le manque d’énergie électrique, contrairement au Beyrouth nuit qui est la seconde et belle vie des habitants.

 

 

            Soirée du Tourisme

 

       Notre Ministre cigéviste Nicolas Fattouche organise ce soir, dans la cave d’un hôtel en plein coeur de Beyrouth, “La Soirée du Tourisme”.

Les parures et les rivières de diamants portées avec grâce et élégance sont à chaque table de convives. Les belles toilettes de ces dames n’ont rien à envier à Paris ou à Genève. La grâce, la beauté et la finesse de ces hôtes reposent sur 6 000 ans d’Histoire.

 

       Gigi, au port altier, à la chemise vert clair et à la veste jaune, grand, blond, à la fine moustache anglaise, se lève et prend position au centre de la piste. Un orchestre endiablé débite de plus en plus rapidement une musique joyeuse. Le “debké” est bien la danse d’un homme seul sur la piste. Gigi, armé d’un bâton, nous gratifie d’un “debké” sans pareil qui chauffe la galerie à son paroxysme. Les dames sont aux nues, les hommes battent la mesure.

 

       Amarrée à des talons de 10 centimètres et baignée de 80 centimètres de cheveux châtains, cette petite dame au nombril nu et provocateur se lance dans une danse enchanteresse. L’orchestre égyptien “Said El Misri” a de la musique tous les secrets en passant du paso doble à la valse la plus luxuriante. Le champagne coule à flots et les plats de caviar croisent les canapés de foie gras. Il est 2h du matin et la foule n’a plus qu’une seule voix, qu’un seul coeur, qu’un seul corps.

 

       Soudain, c’est la surprise. Moulée dans un fuseau noir fendu sur le côté droit de la taille au pied, avec des cheveux de jais, cette sirène blanche de 1,78m et 58 kilos, Lama Kacem, la coqueluche de la télévision libanaise (qui arborera plus tard la première de couverture d’ASTROLABE  48) se met en scène. La salle est debout. Souffle coupé, hommes et femmes suivent avec attention cette danse en solo faite de grâce, de charme et de sensualité. Dosant sourires et clins d’oeil furtifs, elle nous marquera tous par cette chaleureuse ambiance civilisationnelle d’un grand Beyrouth qui sait voler à la vie des instants de bonheur et les savourer pleinement.

       Hommage à la Femme d’Orient, Femme de rêve, Femme-réalité, Femme de Beyrouth.

 

            Montagnes

 

            Ce matin, notre jeune ami diplomate se propose de nous faire visiter les montagnes environnantes.

      Le Chouf est une véritable montagne suisse avec des hommes qui portent encore un pantalon bouffant noir et un large bonnet de laine blanche. C’est ici que nous découvrons “Dar El Kamar”. Un véritable château construit par un seul homme durant 50 ans: Moussa Maamari.

Dans son château achevé il y a cinq ans à peine, Moussa nous reçoit avec faste et orgueil. Le château est bien un château de belle pierre taillée et son musée intérieur ferait pâlir de jalousie plus d’une ville. La légende-histoire est encore plus belle. Moussa n’avait que quatorze ans et était très pauvre. Une belle camarade de classe aux nattes blondes, fille de notables, lui fit chavirer le coeur et le gifla un jour pour son audace. Lui le roturier. Il commença à griffonner des esquisses de palais, relut l’histoire du Taj-Mahal indien et retrouva, 50 ans plus tard, sa dulcinée enfin conquise. Deux millions de visiteurs ont déjà admiré cet insolite château.

 

     A l’horizon s’étale le Damour, région montagneuse à l’orée du Mont Liban face a la mer avec 300 000 habitants toujours sujets aux imprévisibles bombardements israéliens. Walid Jomblat, dont le père a été tué par les Syriens, a son fief sur ce Mont Liban.

 

       Notre promenade continue vers un autre château d’un autre âge. C’est le palais “Beït Eddine” construit au XVIII ème siècle.

Ici, le chef Druze Walid Jomblat, Ministre des Expatriés et Président du Parti Progressiste, a l’honneur de tout ce château qui arbore ses portraits. Ces Druzes un peu mystiques se voulaient à l’origine des “Mouwahidines” ou unificateurs des trois religions monothéistes. Leur Islam est simplifié. Le mois de Ramadan est remplacé par dix jours de jeûne avant l’Aïd El Kébir, et le pèlerinage de la Mecque est aboli. A la sortie de la grande salle du château cette épitaphe encadrée: “Je suis le silence du silence”. A bon entendeur salut!

            La tournée se termine au sein même du palais de Walid Beye Jomblat. Imaginez, en pleine cour centrale, une source chaude qui coule à flots et ruisselle sur un mur d’une dizaine de mètres de haut pour traverser tout un jardin, former un bassin en son centre et aller se déverser en bout de colline vers les voisins. L’arbre central de 4 mètres de diamètre garde en mémoire le bruit des milliers de cartouches perdues, des cris d’horreur, des agonies lentes et des macabres cris de haine et de vengeance engendrés par cette guerre absurde et fraternelle.

Absurde certes mais peut-être logique dans un certain contexte insolite. Ce Proche-Orient est finalement assez proche de l’Allemagne du début du siècle, un pays de fracture, de sensibilité, de souffrance et d’art. La bêtise humaine a-t-elle une seule frontière ?

 

       Prétendre comprendre le Liban est une hérésie. Bernard Pivot, qui présentait une émission télévisée à Beyrouth il y a deux ans, confessa: “Je viens de lire tout ce qui est disponible sur le Liban et je viens de passer quatre journées riches en rencontres et ma conclusion est simple: je n’ai rien compris. Au “Biled El Fawdha”ou pays d’anarchie, même Pivot perdrait son latin.

            La fin de journée est grandement entamée, la faim nous guette. Le ventre creux par ce grand air des montagnes, on découvre avec joie ce beau relais en forme de chalet gastronomique. La compagnie est joyeuse, le “mézé” copieux et l’arak réchauffant.

       Dans un pays où 17 confessions se croisent sans attachement à la terre mais à la Nation et aux rites tout comme le “taboulet” qui sera à la table des 15 millions de Libanais vivant à l’étranger, on aime la table et la bonne compagnie.

 

 

            Les anecdotes politiques pleuvent de toute part. “Dieu s’est trompé en implantant le Liban dans un pays arabe au lieu de le situer en Scandinavie par exemple. Il envoya alors Hafedh El Assad pour tout régler et niveler. Le Liban est ainsi situé au flanc de La Syrie.” Bon dos et bon coeur, le Libanais se laisse ainsi vivre aux mains de la Syrie. Cela va très loin. Non seulement l’armée syrienne est présente partout, mais toute décision capitale se traiterait à Damas d’abord. C’est en allant en taxi vers l’Est que l’on commence à découvrir de plus en plus  de portraits de Hafedh El Assad et de son fils béni, héritier nommé. Le Liban n’a certes aucun choix dans la situation actuelle qui ne sera débloquée qu’à deux conditions: la paix consommée entre Israèl, la Syrie et le Liban et la relance économique du Liban avec, bien sûr et tout d’abord, la reconstruction de Beyrouth où la valse des milliards est à plus d’un temps.

 

       L’anecdote souveraine au Liban raconte ce qui suit: Un Israélite a fabriqué une énorme quantité de soutiens-gorge pour femmes fortes et n’arrive plus hélas à les écouler. Il rencontre dans un avion un Libanais à qui il raconte son triste sort. Le Libanais sort son chéquier et lui achète la totalité du lot restant. Six mois plus tard, il rencontre à nouveau l’Israélite qui lui demande ce qu’il a fait de ses soutiens-gorge. Laconique et flegmatique, le Libanais répond: “je les ai vendus à un Israélien mais, au préalable, je les ai coupés en deux pour en faire des kippas (calottes juives).” Et au Juif de penser que le Liban est un grand danger pour Israèl.

 

            Economie

 

       Avec un PNB (Produit National Brut) de 2 800$/tête/an, autant que le Venezuela et l’Ile Maurice par exemple, le Liban est classé 96 ème sur 244 pays.

Un considérable potentiel agricole est mal exploité. La vigne, le blé et les agrumes sont les principales ressources du Liban. C’est le secteur des services qui s’octroie 70% de la population active fidèle à ses chromosomes phéniciens. La guerre qui a coûté près de 15 milliards de $ affiche en outre un manque à gagner de 40 milliards de $, soit 5 fois le PNB global du Liban. Le “Plan 2000 pour la Reconstruction du Pays” est le défi du siècle soutenu avec fougue par Hariri et l’ensemble des forces vives de la Nation. La quadrature du cercle serait vite interrompue si on pouvait  rapatrier  une  partie  des  avoirs  libanais  à  l’étranger, soit  13 milliards de dollars qui pourraient être rapidement trouvés par quelques personnes privées. Le chantier est gigantesque. Il s’agit de la reconstruction totale et complète d’une mégalopole qui vit déjà en l’an

 2 000 et qui s’agite à une vitesse vertigineuse.

 

            Beyrouth by night

 

       Une famille comme tant d’autres. Un jeune couple avec quatre enfants vit dans un appartement de quatre pièces en plein coeur de Beyrouth. L’immeuble d’en face est à moitié ravagé par les bombes. Ici, les portes sont à triple serrure et à double carapace. La hantise de la guerre n’est jamais partie.

 L’épouse de notre ami bijoutier nous conduit derechef dans sa cuisine et nous ouvre son gros frigo plein à craquer de trésors culinaires. Nous voilà piochant avec du pain maison (marcouk), des herbes (zaatar) et des épices (falafel) avec de l’huile. Le tout est accompagné de fromage blanc frais, de yaourts et d’aubergines farcies de noisettes et arrosées de “zhourat” ou thé aux fines herbes. Le plateau de fruits est attentionné avec des bananes fraîchement épluchées à côté d’ananas et de pommes découpés. Il s’agit de caler l’estomac avant la balade nocturne. Il n’est que 22 h.

 

       Notre promenade nocturne commence sur un nouveau territoire de 200 000 m2 gagnés sur la mer_ “Sakhrat Errawcha”_ pour grimper ensuite à 1 250 m d’altitude, à Féraya. A se croire au coeur de la Suisse, dans ce restaurant du bout du monde, à une heure du matin, avec un “mézé” composé d’une quarantaine de micro-plats, le tout arrosé d’arak, cet alcool de raisin légèrement anisé qu’on appelle “yansoum”. Le “marcouk”, ou pâte de pain plate, saura retrouver tous ces ingrédients pour une grosse bouffe. Le feu de cheminée crépite et la musique est langoureuse.

 

       Plus loin et plus tard, à Harissa, on se croirait face au Christ de Rio de Janeiro, juché sur son pain de sucre brésilien. Malgré une température inférieure à 7°C, une centaine de personnes emmitouflées dans leurs fourrures avancent pieds nus tout le long de l’escalier menant à la Vierge. Les voeux et les dons sont émouvants, face à ces deux églises en haute montagne surplombant la baie de Beyrouth et son faste légendaire.

 

       La dernière soirée à Beyrouth est un conte des mille et une nuits. A l’orée de Beyrouth, notre taxi furtif et muni d’un seul phare réussit à nous déposer face à un superbe hôtel. Les 200 invités de M. le Maire prennent un ascenseur spécial après avoir présenté l’invitation adéquate. Un premier responsable du service d’ordre, beau comme un dieu et glacial comme un iceberg, communiquera par radio sans fil avec le cinquième étage pour vérifier l’identité des arrivants.

 

       Les précautions sont certes nécessaires, à voir tout ce faste qui vous prend à la gorge à la sortie de l’ascenseur. Des dizaines de bouquets de roses ornent les tables des convives. Les flûtes de champagne s’entrechoquent avec gaieté. L’orchestre débarque du Caire et quatre Ministres sont déjà là.

 

       A 4h du matin, nous sommes encore envoûtés par le charme de ces dames, l’élégance de ces messieurs et la joie de vivre de tout un chacun. Fortement imbibé certes, on s’étonne de pouvoir encore déguster un vingtième plat qui, du reste, est aussi croustillant et alléchant que les dix-neuf précédents. Notre voisin Colonel, nous mettant encore plus à l’aise, promet de nous ramener en voiture à l’hôtel.

       La musique, de plus en plus suave, embaume la salle et nos cerveaux. La courtoisie et le raffinement de tout un chacun éloigne à des années-lumière les 16 ans de guerre qu’a connues ce peuple valeureux qui reconstruit son pays pour en refaire une des perles de la Méditerranée.

 

 

                                                                                                                                                                                                                                                                 Rached TRIMECHE

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