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JUIFS et BERBERES

à Djerba

 

 

                                                                       Par Rached TRIMECHE

www.cigv.com

 

 

Djerba. (Décembre 1994). Dans cette petite Tunisie, ancienne terre d’Ifriqiya qui donna son nom au continent, l’Histoire porte majestueusement une majuscule et brasse plus de quinze différentes civilisations.

Cette richesse culturelle des fils de Carthage et leur tolérance sont bien évidentes.

Mais que sait-on au juste des juifs de la millénaire Ghriba de Djerba, des Berbères pris pour des barbares et de la main phénicienne de Fatma qui précède certes l’Islam ?

 

Le monde vient de perdre son ancêtre Lucy. Notre ancêtre de 3,5 millions d’années découvert en 1974 en Ethiopie, vient de trouver son propre ancêtre Ramidus, âgé, lui, de 4,5 millions d’années. De cette terre africaine d’Ethiopie viendrait donc le premier humanoïde.

Cette Rift-valley serait le point de départ de toutes les civilisations.

Notre propos n’est pas de revenir au big-bang et à la première algue marine qui déversa son oxygène sur la Terre pour donner vie, mais d’essayer de comprendre ce qu’il advint des descendants de Ramidus, cet australopithèque d’Ethiopie, qui ont peuplé l’île de DJerba plus de 4 millions d’années plus tard.

 

A 7 heures de voiture de Tunis et à 2 heures d’avion de Genève, une île de 514 Km2, Djerba, un peu plus vaste que l’île de Grenade aux Caraïbes, conserve jalousement tous ses rites, us,  coutumes et secrets millénaires.

Le microclimat de Jerba dont le D qui précède le nom apparaît à l’arrivée des Français en 1881 (fin du protectorat en 1956), vous saisit à l’arrivée et vous berce tout au long de votre séjour.

Les palmiers dattiers, altiers et coriaces s’élancent au ciel dans un mouvement mystique et sensuel. Les bougainvillées rouges et blancs entrecroisent les cactus, agaves et dracénas. Les acacias et les lauriers se retrouvent dans les patios des blanches demeures, enclavées dans la forêt d’oliviers. Les pistes de sable conduisent vers des villages où le temps a depuis longtemps suspendu son vol.

 De partout, elles apparaissent, voilées de blanc, avec des chapeaux de paille, des savates en cuir et une démarche lente et assurée. Quant aux hommes, ils portent le “kadroun” un genre de robe de laine brune, qui nous vient des Phéniciens.

 

DJerba, où la pluviométrie n’est que de 200 millimètres par an, qui ne possède ni source, ni oued, a de surcroît une nappe phréatique salée. L’eau potable et non salée est pratiquement limitée à une seule nappe dite “Bahbah”, au centre du village de Mahboubine. Le tourisme abondant et proliférant poussera j’espère, l’île à imiter Lanzarote, sa soeur des Canaries et installera une usine de dessalage pour résoudre cet épineux problème d’eau.

 

Du temps des Grecs, déjà, cette île portait le nom de Pharis par Théophraste ou encore l’île des Bas-fonds du périple (de Scylax), l’île des Lotophages (Ulysse) l’île d’Erathosthène, Meninx par Polybe ou encore Phla par Hérodote.

A Borj al-Kantara se dresse la chaussée romaine et plus loin vers Houm-Souk, la capitale actuelle, s’étale le hameau de Girba qui donna son nom à l'île.

Tipasa près d’Agim et Haribus près de la ville des potiers de Guelala sont tout aussi historiques.

 

TERRE DE TRIPOLITAINE

 

DJerba appartint d’abord à la Tripolitaine avant de passer sous la coupe des Vandales, des Byzantins puis des Arabes et passa ainsi sous l’égide de Kairouan et de Mahdia.

L’invasion des Bani Hilal au XI siècle et la chute de la dynastie des Zirides prononcent l’esprit d’indépendance des Jerbiens qui multiplient leurs actes de piraterie.

Georges d’Antioche, amiral du Roi normand Roger II de Sicile, arriva en 1116 pour conquérir la magique DJerba et y resta 40 ans, chassé par les troupes d’Almohades. Mais les Chrétiens revinrent à la charge en 1289 pour reprendre l’île avec Roger de Lauria, jusqu’à la réoccupation de l’île en 1306 par Frédéric, Roi de Sicile. Cette valse de conquêtes se répéta toutes les 3 ou 4 décennies, malgré les tentatives d’Alphonse V d’Aragon et du sultan Abou-Faris.

Le Jerbiens autochtones et aborigènes finissent par refuser les Hafsides et les Chrétiens tout comme les sectes Ibadites.

La vigne, les dattes et les figues étaient prisées par les proches Sfaxiens qui exportaient à leur tour les lainages rayés et unis de DJerba.

Même les Vénitiens quittaient leurs comptoirs de Venise pour s’approvisionner en sel jerbien et faire du lèche-vitrines chez les commerçants chrétiens. L’île vivait déjà du commerce.

Au XVI siècle, alors que Turcs et Espagnols voulaient dominer la Méditerranée, Jerba était un véritable enjeu dans cette lutte.

Le célèbre corsaire turc Dargut (Turghud qui enfanta l’actuel Darghouth) se servait en 1550 de DJerba comme base d’opérations et devint maître de l’île, avec, en 1994, des descendants vivant autour de Tunis.

Ce n’est enfin qu’en 1631, que DJerba sorti du giron politique de Tripoli et d’Alger pour se rattacher définitivement à la Tunisie sous le règne de Hamouda Bey.

Les 35 000 habitants de l’île recevaient, selon Léon l’Africain, les commerçants du bassin Méditerranéen, attirés par les finances insulaires.

Ce commerce Jerbien eut un véritable coup de freins, tout comme à Gabès (principal débouché des caravanes) en 1846, le jour ou Ahmed Bey supprima l’esclavage. Plus d’esclaves noirs soudanais à vendre.

 

Petit de taille et brachycéphale, le Jerbien est par nature discret et affable. Porteur de traditions, il garde l’usage de la Jaafa ou cortège de mariée sur un dromadaire et la visite rituelle au pied de l’olivier, garant de fertilité, de richesse et de Paix.

Le traditionnel et insolite mariage jerbien, où la mariée est juchée sur un dromadaire, dans une cage recouverte, dite “jahfa” est très en honneur dans les familles wahabites. Ce rite, d’origine berbère rappelle le rapt de la mariée chez les bédouins. Les malékites qui ont adopté ce rituel, lui donnent un éclat particulier, avec des musiciens tout de blanc vêtus qui devancent le dromadaire. Le cortège qui commence par les musiciens et les danseurs se poursuit par la marche orgueilleuse du père de la mariée, suivi du dromadaire portant la jahfa, sorte de dais branlant,  bien clos par des soieries aux couleurs chatoyantes, renfermant la mariée ballottée. Les femmes poussant des you-yous stridents et joyeux suivent le dromadaire et précèdent la dot ou cadeaux de mariage, portés jadis par des dromadaires et aujourd’hui par des camionnettes.

 

LUDS, OLIVIERS ET EPICIERS

 

Près d’un million d’oliviers tressent une couronne à l’île de DJerba.

Les luds ou voiliers à fonds plats, très prisés par les insulaires et voisins Kerkéniens, sont également présents chez les pêcheurs de DJerba pour un cabotage prolifique et pécuniaire.

Les non-pêcheurs se groupent en sociétés familiales sous forme d’épiceries, de bonneteries et de marchands de  tissus. Les fameux épiciers ont pris du reste le surnom de “Djerbiens” à travers toute la Tunisie et même en France auprès de la population Maghrébine,  en Tripolitaine et dans le Constantinois algérien.

D’où vient ce côté badhaite et malékite dans l’Islam de DJerba ?

Le Coran, qui fut révélé en 23 ans au Prophète Mahomet par l’Ange Gabriel est l’essence même de l’Islam. 114 sourates ou chapitres sont divisés en versets. A côté, le “Hadith”, ensemble de dogmes juridiques post-coraniques et fruits des sages forment la sunna.

Quatre Imams célèbres, docteurs de l’Islam, fixèrent les principes de l’Islam (Ijtihad) : Malek Ibn Anas, Abou Hanifa Nooman Ben Thabet (Bagdad), le troisième Othman Ben Chaffa (Né en l’an 730), le quatrième Ahmed Ben Hambal Echibani (né à Bagdad en 644).

Ces 4 exégètes fixèrent ainsi les 4 rites de la religion:

Le Malékisme, le Hanéfisme, le Chafaïsme et le Hambalisme;

Mais apparaissent plus tard de nombreuses sectes hérétiques.

Pour revenir à Jerba et à l’Abadhisme on remonte à l’an 654.

Jaber Ibn Zayd, (630 - 718), qui devait sa science à Aîcha (mère des croyants) et à certains compagnons du prophète, serait le père de l’Abadhisme.

La conviction des abadhites s’apparente à celle de wahabites et conflue vers un puritanisme volontaire.

Mais dans la vieille île de DJerba, au 12ème siècle, les abadhites, les wahabites et les malèkites tenaient ferme à leurs différences et poussaient même le luxe à interrompre le jeûne du mois de ramadhan sur une même île, à 24 heures de différence selon l’observation lunaire.

Si à Midoun, les malékites sont largement majoritaires, à Guellala, se seront les wahabites qui le seront. Toute l’île aura ainsi un équilibre de coutumes et traditions bien ancrées.

Dix ans après la mort du prophète Mohamed, la Syrénaïque est conquise en 642. De là, partent plusieurs raids vers la Tunisie. L’un de ces conquérants arabes et néanmoins compagnon du prophète, Rowef Al Ansari s’empare en 665 de l’île de DJerba.

Plus tard le kharéjisme marqua encore plus l’insularité de DJerba. C’est en effet vers le 8ème siècle que se répand une conception plus puritaine de l’Islam, le kharéjisme. Les Khaouarijs ou sortants sont ceux qui se sont séparés du premier Calife Ali lorsqu’il accepta l’arbitrage de Moawia à la bataille de Cifin.

En l’an 761, Ibn Rosten, chassé de Kairouan, fonde dans l’ouest algérien une confédération khréjite et DJerba est déjà abadhite.

 

LE COMMERCANT

 

La qualité majeure du Jerbien est sans aucun doute son aptitude au négoce. L’image de l’épicerie tenue par un Jerbien au sud et au nord de la Méditerranée n’est pas un mythe.

Un négoce reste pratiquement familial. Même dans les grandes entreprises jerbiennes, on fera toujours appel au compatriote, à l’instar des entreprises sfaxiennes.

Au Maroc, dans la ville de Fez, tout comme à DJerba, en début de siècle, le négoce était familial et s’éloignait, par exemple, du crédit bancaire et préférait la commandite, dans un système de corporation traditionnelle qui va du commanditaire à l’employé, en passant par le patron, le demi-grossiste, le détaillant, l’associé et l’apprenti. Cette extraordinaire organisation a permis aux Jerbiens de prendre le chemin de l’émigration.

Très Grands Voyageurs, les Jerbiens émigrent à volonté et savent revenir au doux foyer. C’est à DJerba que l’on rencontre l’une des sectes musulmanes les plus conservatrices, celle des “Abadhais”. Cette secte garde encore toute sa pureté au Sultanat d’Oman, dans la ville de Tripoli, en Libye et chez les “Beni Mzabs” au sud algérien tout comme à DJerba.

 

BERBERES et LIBOUS  

 

Les Latins utilisaient le mot “Barbarus”pour désigner les populations libyennes réfractaires à la civilisation romaine. Plus tard les arabes reprennent ce mot et le transforment en “Barabir”, désignant les Maghrébins, en opposition à “Roumi” désignant les Romains et les Byzantins.

C’était l’époque où l’on nommait Berbères les Kabyls, Touaregs et Rifains.

Finalement les vieux habitants du Maghreb sont connus comme “Amazighs”. Cette appellation qui date de l’antiquité varie actuellement d’un pays du Maghreb à l’autre, pour aller jusqu’à désigner une caste et une langue.

Amazigh signifie simplement “homme libre”. Nom que portaient les habitants du Maghreb avant l’arrivée des Romains.

Les mots et les noms prennent souvent une extension inattendue au Maghreb. Il en est de même de cette petite tribu “d’Afer”, du nord de la Tunisie, qui dériva en “Ifriqiya”, ancien nom de la Tunisie qui fut donné à tout le continent.

L’espace vital des Berbères s’étalait de l’Océan Atlantique à l’Egypte jusqu’aux confins de l’Afrique noire.

Aujourd’hui, en 1994, la langue berbère est encore parlée dans une dizaine de pays d’Afrique sub-Saharienne et du Maghreb. Le pourcentage des berbérophones varie d’un pays à l’autre et passe de 45% au Maroc, 30% en Algérie, 21% en Libye et 1% seulement en Tunisie, surtout dans l’Ile de DJerba entre le village de Guellala et celui d’Agim.

Ibn Khaldoun, Procope et Plyn par exemple, ont depuis la nuit des temps cherché l’origine des Berbères. Les textes retrouvés à Karnac et à Medinet Habou(13 siècle AV.JC) à l’ère pharaonique parlaient déjà des Berbères qui viendraient de Libye.

Le légende nous vient d’Hérodote (5 siècle AV.JC) disant qu’après le massacre de leur ville par les Hellens, les Troyens sont allés se réfugier au nord de la Tunisie, vers Bizerte et auraient fondé une première ville “Cybas”.

Sur un plan historique, Procope qui accompagnait au VIe siècle le général Byzantin “Bélisaire” confirmait que les Berbères (Maures) étaient d’origine Cananéenne. Selon Procope, la conquête de la “Terre Promise” fit fuir les autochtones qui vinrent se réfugier entre la Libye et le détroit de Gibraltar. C’est l’hypothèse de l’origine orientale des Berbères. Plus tard, les auteurs arabes essayèrent de conforter cette origine de Palestine.

Ibn Khaldoun, grand historien tunisien de l’époque, fait remonter les Berbères à “Canaan”, fils de “Cham”, lui même fils de Noé. L’ancêtre de ces Berbères appelé Mazigh luttait contre les Israélites. 

Dans tous les cas de figure, on peu considérer aujourd’hui que les Berbères sont les véritables autochtones du Maghreb depuis près de 7 000  ans.

En conclusion, les Berbères sont les enfants de Canaan, fils de Cham, fils de Noé, descendant des Mazighs, parents aux Philistins.

 

En termes clairs et simplifiés, l’origine des habitants du Maghreb date du Néolithique. Toutefois, la communauté nord-africaine ayant une religion, une langue et un genre de vie acquiert une spécificité particulière et porte le nom de “Libou” depuis près de 7 000.

Ceci élimine toute autre théorie. Les Amazighs, les Numides, les Gétules et les Massiles, par exemple, sont ainsi des fractions ou des tribus de ces Libous.

Pourquoi donc appelle t-on ces Libous des Berbères ?

Le mot Berbère est un mot d’origine grec, signifiant étranger.

Les Latins utilisaient le mot “Barbarus” pour désigner les populations libyennes réfractaires à la civilisation romaine.

Ces noms Berbères et Barbarus ne furent diffusés que depuis l’arrivée des Arabes au Maghreb.

En l’an 700, les Berbères D’Ifriqiya se convertissaient en masse à l’Islam, après que le soulèvement et l’Héroïque résistance de la Kahéna eurent été réprimées. A DJerba, le Berbère se converti rapidement au rite des Abadhites.

Dans cette île il est facile de reconnaître les Berbères d’origine, des Arabes descendants des conquérants.

Le premier est brachycéphale, petit de taille avec un nez élargi. Tandis que le second, l’Arabe est généralement grand, dolichocéphale avec un nez fin et brusqué.

Tout le Maghreb est considéré d’origine libou ou berbère. Berbères qui se sont convertis au judaïsme, au christianisme et à l’islam au fil de l’histoire. Mais en histoire, il n’y a pas de souche unique, il y a une culture qui regroupe une religion, une langue et une façon de vivre dans la société.

Finalement, on parle aujourd’hui non pas de Berbères existants dans tel ou tel pays, mais d’éléments berbérophones.

 

LES JUIFS

 

Comment se fait-il que la Ghriba de DJerba soit le 2ème lieu de culte hébraïque du monde ?

Que vaut à DJerba, en chaque mois de mai, l’arrivée de centaines d’avions charters qui déversent des milliers de Juifs venus de toutes parts, pour prier en paix dans l’île des Lotophages ?

 

La double destruction du Temple de Jérusalem est à l’origine de l’exode des Juifs en Méditerranée et spécialement en Tunisie. Jérusalem, Al-Quods ou la “ville de la Paix” est une antique cité du 3ème millénaire. David la conquiert sur les Jébuséens au X siècle AV.JC et y installe l’Arche d’Alliance, suivi par Salomon qui construisit le Temple en en faisant le royaume de Judas.

En 587 AV.JC, Nabuchodonosor II, Roi de Babylone, s’empara de Jérusalem et détruisit le Temple de Salomon.

En l’an 70, Titus intègre Jérusalem à l’Empire romain et re-détruit le Temple. Cet empereur romain, Titus,  fils des Vespasiens, marqua son passage par la construction du Colisée, à l’heure même de l’éruption du Vésuve, qui détruisit Pompéi en l’an 79.

 

Ces destructions du Temple entraînent un large exode des Juifs. Certains émigrèrent vers la Tunisie où ils commencèrent ardemment la judaïsation auprès des autochtones ou Berbères.

Les trois points de chute capitaux de ces Palestiniens de confession juive étaient les trois villes suivantes : Gammarth au nord de Tunis,

Hammam-Lif  au sud de Tunis et l’île de DJerba au sud de la Tunisie.

1) Gammarth, actuelle ville résidentielle, dominant le golfe de Tunis, love jalousement une nécropole juive du 1er siècle.

2) Hammam-Lif, dont la traduction littérale signifie “ bain de nez” portait le nom de Naro qui signifie le phare. Une synagogue juive fût découverte à Hammam-Lif au XIX siècle. De superbes mosaïques de cette synagogue se trouvent aujourd’hui dans un grand musée de la ville de

New York, aux USA.

3) DJerba, le troisième espace juif de Tunisie, est celui qui est resté le plus vivant et c’est dans cette île où la judaïsation a été la plus active. C’est ainsi que les Juifs habitant actuellement  DJerba peuvent être d’origine palestinienne pure, petits enfants de l’exode ou des autochtones d’antan, des libous judaïsés.

 

TERRE D’HOSPITALITE

 

Astrolabe a le plaisir d’essayer de présenter cette communauté juive vivant actuellement dans ce pays de Tolérance, de Paix et de Fraternité, la Tunisie où précisément l’Islam et le Judaïsme cohabitent en toute sérénité.

Si l’on pense aux aoûtiens qui déferlent par dizaines de milliers de France et particulièrement de Paris et de Marseille, on retrouve avec plaisir les Tunisiens de religion juive qui ont quitté leur pays sans jamais le quitter, pour y revenir chaque été, avec famille et amis, à la résidence Janette d’Hammamet, à Nabeul ou dans tous les hôtels de la banlieue nord, sans parler certes de DJerba.

Plus d’un, garde jalousement un passeport tunisien, 25 ans après son départ de Tunisie, tel Maître Sauveur Bessis, un des pères de l’arabisation du droit tunisien.

Ces amis juifs de Tunisie, au génie marqué, ne tiennent-ils pas les grands services médicaux de Paris, les médias de France et le commerce de l’Hexagone, qui va de Tati à Azzaro en passant par les grossistes en tous genres. A Paris, où ils sont appelés les “Tuns” ils continuent à honorer le couscous familial hebdomadaire, la Boukha (eau de vie de figues) et l’harissa maison (pâte de piments) tout en écoutant la voix de Moulougi ou Raoul Journo, Cheikh El Afrit et Habiba Msika.

Astrolabe a rencontré pour vous des historiens émérites et Moshé, Jacob, Simon et Mordashé, quatre bijoutiers de DJerba dans leurs maisons respectives.

Aux Quartiers de “Hara-kébira”(le Grand quartier juif) et Hara-seghira” (le Petit quartier juif dit Ryadh) nous avons eu la joie de rencontrer ces nouveaux amis. La Hara-Kébira se veut un quartier de savants imbibés de hautes traditions judaïques. La Hara-Séghira, jeune rivale, se flatte d’héberger les descendants des Cohen, originaires de Jérusalem, qui gardent mainmise sur la Ghriba. Dans les deux villages, l’éducation des garçons est très religieuse et manuelle, pour embrasser plus tard un métier artisanal qui est le plus souvent dans le domaine de la joaillerie.

Ces jeunes garçons porteront toujours un prénom biblique.

Son chapeau noir feutré, ses yeux bleu azur, ses cils et sourcils lourdement maquillés, son rouge à lèvres écarlate et ses quatre chaînes d’or superposées autour d’un cou blanc immaculé, dénotent avec le noir étincelant de ses bottes et le rouge vif de sa robe fuseau de nouvelle mariée. Orlie, au prénom voyageur se promène avec quatre autres jeunes dames dans ce chaleureux quartier juif. Nous sommes jour de Shabbat et le samedi sacré permet à ces messieurs  de lézarder dans ces ruelles ensoleillées auprès de leurs charmantes et jeunes compagnes.

750 jeunes Tunisiens  de religion juive vivent aujourd’hui entre ces deux quartiers de la Hara et sont exclusivement employés dans l’orfèvrerie. Les vieux, comme ils disent, se consacrent à lire la Torah dans la prestigieuse Ghriba (Temple hébraïque) que nous visiterons.

 

Les maisons de DJerba conservent souvent leur architecture et utilisation ancestrale. Le “Menzel” est l’ensemble de la maison avec ,à l’intérieur du jardin ,une maison dite “hoch” et dans cette dernière on retrouve souvent le “Makhzen el fella” ou salle de séjour recevant des visiteurs qui ne connaîtront pas l’intimité du hoch, jalousement gardé.

Dans cette première maison juive, de style mauresque, la porte cochère bleue, ornée de clous noirs, est bardée de deux motifs bleus à chaque côté. A gauche cinq poissons sont enfilés dans une fine cordelette dansante, à droite c’est la rituelle marque de la Mnora, cet axe vertical au milieu duquel se joignent trois demi cercles concentriques vers le haut et deux vers le bas. L’entrée de la maison, au sol marbré, donne sur un large patio, entouré de plusieurs chambres. Un insolite échafaudage de bois en treillis, au centre de ce patio, nous laisse perplexes.

 

SOUKA et ACHOUCHA

 

Jovial et avenant, Bitan, à la trentaine bien assise et à la noire kippa bien accrochée en arrière de la tête, se lance dans une simple explication :

“ici, à DJerba, nous sommes à la Skifat (entrée) de Jérusalem et nous conservons toutes nos coutumes avec fidélité”.

Ce coin de préau est devenu par ce montage en bois, formant un espace abrité de quatre mètres sur deux, un lieu dit “Souka”ou “Achoucha”. Le soir, cette Souka prend l’allure d’une tente, sept jours par an, juste après le “Ras El Am” (jour de l’an) et avant le “Kippour” ou “Grand pardon”.

Cette fête familiale réchauffe le coeur et soude les amitiés sept jours durant” et à Abitan de poursuivre :”Nous sommes vraiment chez nous à DJerba et on ne pense surtout pas quitter la Tunisie, cette terre de stabilité, de sécurité et de Paix. Nos femmes ne travaillent pas et agrémentent ainsi la qualité de notre vie après notre travail. Nos enfants fréquentent également l’école hébraïque et certains de nos pères fabriquent encore des outils ancestraux tel que le “kardach” cet instrument carré en bois, recouvert de clous recourbés, qui sert à carder la laine.

A DJerba, la mer, le soleil, l’amitié et les copains sont notre “sucrerie quotidienne.”

 

Jacob, à l’épaisse moustache et barbe foisonnante, emmitouflé dans un gros pull de laine brune, nous invite à partager son thé vert et à nous narrer l’histoire de DJerba. Peu à peu, le salon se rempli.

Ils sont cinq, ils sont dix, ils sont quinze, puis vingt, tous aussi affables et diserts les uns que les autres et tous souhaitent donner telle ou telle précision sur leur histoire en Tunisie et sur ce célébrissime pèlerinage de la Ghriba.

DJerba, cette Jérusalem du Maghreb était connue pour ses dévots lettrés et son raffinement intellectuel. DJerba a produit, durant des siècles, les Rabbins d’Algérie et de Libye tout comme l’actuel Grand Rabin de Tunis. Près de cinq cents livres en hébreux et en judéo arabe ont été imprimés par nos soins dans cette île. on comptait dix huit synagogues, douze écoles talmudiques et deux tribunaux rabbiniques.

La Ghriba accueille de plus en plus de Juifs de la planète qui viennent célébrer le “Lag Ba’omer” ou fête des deux rabbins palestiniens, Rebbi Shemun et Rebbi Meïer.

C’est uniquement à DJerba que la communauté juive a survécu avec ces mêmes rites. Tous les autres lieux de Pèlerinage ont disparu du Maghreb

de Tlemcen à Gabès en passant par Testour, Ouezane et Ifran. Seule la Ghriba garde sa ferveur et son pèlerinage.

La légende dit qu’au lieu même où s’élève la Ghriba vivait une belle jeune fille sobre et solitaire; on ne savait rien d’elle, ni son origine, ni son mode de subsistance.

 Par une nuit de pleine lune, des flammes s’échappèrent de la hutte qui lui servait d’abri. Cela freina les curieux craignant de succomber à une magie maléfique en s’approchant du feu. A l’aube, un rouge soleil émerge de l’eau de mer lointaine et inonde peu à peu cette hutte de la jeune fille solitaire permettant ainsi aux curieux de s’approcher de la hutte. Quelle surprise, la cabane est entièrement incendiée et le corps de la défunte jeune fille, entouré de cendres, est pourtant intact.

Cette jeune “étrangère”, qui porta vite le qualificatif de “Ghriba”, était sûrement une sainte et l’on se devait de construire une synagogue sur ces lieux.

Une seconde légende confirme la première. Nabuchodonosor II qui détruisit le Temple en 587 AV.JC, laissa s’enfuir de la terre de Jérusalem des prêtres juifs de la caste des “Kohanims” qui emportèrent avec eux un battant de porte (ou deux) “Delet” en hébreux. Les grands voyageurs de Jérusalem accostèrent dans une île qu’ils appelèrent rapidement Ghriba ou étrangère.

Le lieu de construction porta le nom de “Dighet” venant de Delet qui n’est autre que le battant de porte du Temple détruit. La synagogue ainsi construite n’est autre que la Ghriba.

Nous sommes au coeur de “Hara-séghira” peuplée par les Kohanims, descendants des prêtres de Jérusalem.

D’autres légendes se bousculent sans se ressembler. Mais ne se confirment et ne s’infirment point, 2 500 ans durant. Tout au long des siècles, ce lieu mystique, devint, tout comme Notre Dame de Lourdes, un épicentre d’espoirs, de foi, de prodiges et de miracles.

Les pages de l’Histoire s’égrènent, compilant un rite de célébrations annuelles pour exhausser les voeux des pèlerins. La Ghriba de surcroît, embrasse les jeunes unions et les protège dans leur hymen.

 

REBBI SHEMUN et REBBI MEIER

 

La bâtisse actuelle est plus prosaïque. C’est une simple synagogue, cernée d’un long mur blanc émaillé de fenêtres bleues. Le tout est lové dans une oliveraie où le sable jerbien vous happe à l’entrée. Face à la synagogue se dresse une bâtisse devant loger les protecteurs du culte. Cette synagogue est entièrement couverte et semble être composée d’une unique salle rectangulaire où la lumière opaque et ombragée, accentue l’insolite.

D’imposantes colonnes bleues émergent de partout, soutenant des voûtes bleues et blanches. Le pourtour est meublé de banquettes couvertes de nattes. Ces messieurs, à la barbe hirsute, au kippa rituel et au “kadroun”, (robe d’étoffe brune) qui psalmodient la Torah vivent à des années lumières de l’actuelle DJerba.

La grande salle débouche dans une deuxième plus petite, le sanctuaire même, au centre duquel un “Bimah” ou estrade porte un pupitre appelant l’orateur de la semaine. C’est au fond de la salle que le “hekhal” ou armoire, renfermant les rouleaux de la Torah, frappe et intrigue par sa neutralité. Une calligraphie argentée arbore sur cette armoire la mémoire des fidèles disparus.

Les trois figures mystique de la Ghriba, la jeune fille brûlée ou “Sibiya”, Rebbi Shemun et Rebbi Meïer ont ici leur symbole, une lampe à huile plus grande que les autres.

Dans toutes ces cérémonies religieuses, à DJerba, la femme sera absente, seuls les hommes perpétuent le rituel. Pourtant à la Ghriba, les femmes viennent en groupe, le jeudi matin et allument les trois lampes mystiques. L’encens, les prières et la quiétude égrènent ainsi les préparatifs du Shabbat.

Le pèlerinage de la Ghriba a lieu entre le 14ème et le 18ème jour du mois de “Iyar (fin avril) correspondant au 33ème jour après la Pâques juive dite “Lag Ba’omer”. C’est finalement la date de décès des Rebbi shemun et Meïr qui est ainsi célébrée.

Le caravansérail trouve toute son animation et la fête commence avec  des fleurs, des guirlandes et des drapeaux.

Les bougies allumées, les dons effectués et le coeur léger, le pèlerin attendra dans la dévotion et l’allégresse, la réalisation de ses voeux.

La clôture de la procession de la Ghriba admet la présence des musulmans où une ambiance de mariage rassemble le village, englobant les milliers de visiteurs, venus du monde entier avec une pieuse pensée pour Rebbi-Shemun et Rebbi Meïer dont le décès appelé “Hilula” ou noces prononce le mysticisme qui veut que l’âme des deux rabbins nés en Palestine au IIe siècle, rejoindra Dieu.

 

LES LOTOPHAGES

 

Les juifs, les catholiques et les musulmans ont tous goûté au charme de DJerba et tous reviennent fidèlement à cette île. Ont-ils connu le lotos ?

Le lotos, ce fruit de miel, comme disait S. Tlatli, qui suscitait l’oubli et rendait amnésique les compagnons d’Ulysse,avait en outre le pouvoir de faire revenir à DJerba, l’île des Lotophages, ceux qui l’avaient mangé.

 

Homère, père de l’Iliade et l’Odyssée, fit débarquer Ulysse, le grand voyageur devant l’éternel, à DJerba. Les hommes d’Ulysse succombèrent rapidement aux lotos et refusèrent de réembarquer. Depuis 30 siècles les voyageurs avaient déjà du mal à quitter DJerba.

Ce fruit mystique, le lotos, a certainement existé. Hérodote le décrit comme étant de la grosseur d’une baie de lentisque et à la saveur d’une datte. Plus tard, Polybe dira que le lotus ou lotos était le fruit d’un petit arbre rude et épineux avec une sève qui une fois fermentée devenait un breuvage à la saveur du vin.

Plus tard encore, Pline précise :”DJerba produit un arbre insolite, le celtis ou lotus, de la taille d’un poirier, avec un fruit gros comme une fève, de couleur safranée.” Si le lotus est une réalité botanique, le lotos ou fruit de l’oubli est une invention d’Homère.

Entre la réalité et l’évasion, les Grands Voyageurs du CIGV connaîtront cette île de DJerba en novembre 1995, en post-congrès mondial (Tozeur) et connaîtront du lotos tous les secrets.

 

                        Rached Trimèche

(Déc.1994)

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